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les cévennes

cesse d’appartenir à la Lozère et devient aveyronnaise. On dirait qu’en changeant de département la montagne veut changer d’aspect. Un cirque couronné de rochers, découpés d’une manière aussi irrégulière qu’insolite, se développe tout à coup : c’est la gorge de Saint-Marcellin. Ce cirque paraît petit quand on a vu celui des Baumes. Il est néanmoins très curieux, et s’il n’était pas perdu au milieu de tant de beautés grandioses, il attirerait les voyageurs. Mais (qu’on me passe l’expression) ils sont en ces lieux presque rassasiés de grands spectacles. La base en est occupée par un fouillis aux frondaisons profondes, dont le vert velouté tranche avec le gris de la roche d’une façon encore nouvelle dans ce long voyage. » (L. de Malafosse.)

Ici se franchit le fameux rapide considéré comme le plus fort du cañon et où l’on débarque si souvent : sur la rive droite s’étend le beau domaine du Mas-de-la-Font, vivifié, comme tant d’autres points, par une source généreuse.

C’est une petite ferme isolée de tous côtés du monde civilisé. Une charmante prairie l’environne, oasis au milieu du désert. Des vignes luxuriantes s’étagent au-dessus de la maison, bien abritée des vents du nord ; autour des bâtiments s’étale l’ombre des figuiers, des amandiers, des noyers et des mûriers ; tout, dans ce petit coin de terre, respire le travail, le calme et la félicité.

En face du Mas-de-la-Font, de l’autre côté de la rivière, sur une légère éminence, on a peine à distinguer les ruines du château de Peyreverde, patrimoine d’une famille éteinte depuis longtemps. Il n’en reste que quelques pans de murailles à demi écroulées ; partout la solitude et le silence.

Ce château a sa légende ou plutôt son drame, car le fait est historique et presque contemporain. Voici comment l’un de ses principaux acteurs, Jean Dardé, le propriétaire du Mas-de-la-Font, le racontait un jour à M. Fabié, auquel nous empruntons ces détails[1] :

« Vous regardez le domaine du sauvage, me dit tout à coup le père Dardé. Il a vécu là, pendant quarante ans, sans autre asile que les ruines de ce vieux château.

« Le laitage de quelques chèvres qui n’obéissaient qu’à son appel et les animaux crevés que charriait la rivière étaient sa seule nourriture ; il avait pour tout vêtement une peau de bête jetée sur les épaules.

« Les taureaux mugissent, les moutons bêlent, les corbeaux croassent ; chaque animal a son cri. Son cri à lui c’était : Vive l’empereur ! et ce cri, jeté dans les nuits sombres et orageuses, et se mêlant aux gémissements des hiboux et de la tempête, a été le plus grand épouvantail de ma vie. »

Le sauvage de Peyreverde était devenu fou dans les circonstances suivantes.

Au mois de novembre 1811, Napoléon Ier ordonnait une levée en masse depuis vingt jusqu’à trente ans. La guerre allait être déclarée à la Russie.

Dans cette levée se trouvaient compris Jean Dardé, Alexandre Vernhet, Étienne Bouscary et un autre jeune homme vulgairement connu sous le sobriquet de Quiou de Bouys.

Tous ces jeunes gens se croyaient à l’abri du service militaire. Surpris par l’édit, ils s’entendirent pour vivre en réfractaires dans leur pays si accidenté, comptant bien échapper sans peine aux gendarmes. En effet, ceux-ci ne pouvaient les atteindre.

  1. Fabié, Souvenirs des montagnes du Rouergue. Rodez, 1881, in-12.