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les cévennes

mort sous la neige. L’armée lui passa sur le corps ! Les Russes le recueillirent… et l’envoyèrent en Sibérie. Après la paix, il avait dû revenir à pied et dénué de tout ! Depuis trois ans il s’était mis en route, vivant de la charité publique ! Voilà ce que m’a raconté mon pauvre frère. Quand il eut terminé, il me demanda des nouvelles du pays et de Marie Bouscary. Je lui dis qu’elle était votre femme et que vous habitiez au Mas-de-la-Font, où vous aviez fait construire une maison et acheté des terres.

« Il se leva alors, mû comme par un ressort, jeta autour de lui un regard effaré en murmurant : L’empereur ! l’empereur !… Aux armes ! hurla-t-il ensuite en bondissant vers un vieux fusil rouillé accroché à la cheminée.

« Il s’en empara et sortit de la maison en criant : Vive l’empereur ! en avant, arche ! Il descendit à l’écurie, où se trouvaient nos chèvres, les fit sortir et partit avec elles dans les travers de Peyreverde, aux cris de : Vive l’empereur ! Pays conquis ! pillage ! pillage ! Il prit nos chèvres ; je le laissai partir, pleurant et désolé de le voir fou ! »

Jean Dardé revint pensif au Mas-de-la-Font ! Il raconta cette histoire à sa femme, et depuis ils eurent au front une ride de plus.

Pendant quarante ans le cri de : « Vive l’empereur ! » a retenti dans les bois de Peyreverde. Ce cri produisait sur le cœur de Marie le même effet que la phtisie sur les poumons d’un poitrinaire. Elle ne vécut que trois ou quatre ans encore après le retour d’Alexandre, et mourut, calme et résignée, dans les bras de son mari, qui faillit lui-même en devenir fou de douleur.

Et voilà comment le Mas-de-la-Font est si bien cultivé, lorsque les pentes boisées de Peyreverde sont encore incultes et inhabitées.

Quand on a achevé le contour du Cinglegros, on distingue, dans la falaise du causse Méjean, une immense tache noire que sa forme a fait nommer la Sartane (la poêle). — Souvent, dans cette partie du cours du Tarn, les troncs de chêne flottés forment embâcle et entravent la descente des bateaux. Depuis le pas de Soucy, les barques, devenues trop petites, ne peuvent charger le bois trop encombrant. On lance donc dans le courant les troncs ou bûches, que l’on arrête à l’entrée de la vallée de Millau, par une estacade. Souvent il se produit, avant cette estacade, des radeaux naturels, que le batelier doit diviser à grand’peine à coups de gaffe.

Après le hameau de Plaisance (r. g.), on aperçoit déjà le pont du Rozier ; sur la rive aveyronnaise, un gros mamelon noir intrigue toujours le voyageur : c’est un superbe dyke (épanchement) de basalte, sorti du grand ravin des Églazines.

La présence de ce produit volcanique en plein travers et au fond du cañon, son intercalation dans les roches calcaires, sont du plus haut intérêt pour le géologue.

Ce dyke, qui semble remonter aussi les pentes du causse Méjean et qui a été simplement coupé en deux par le Tarn, peut avoir 500 mètres de longueur, 200 mètres de hauteur et 100 à 150 mètres de largeur ; sa démolition continue par l’érosion dispense aux grèves d’aval force galets de basalte. Barrant la vallée, ce mur noir serait d’un grand effet, si la végétation ne le dissimulait pas aux yeux des touristes peu géologues. À pied, il est impossible de le franchir sans être frappé par le brusque changement de teinte du terrain.

Sans empiéter sur le chapitre consacré à la géologie, faisons remarquer que