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le causse de sauveterre

de voyage[1]. Se sentir suspendu dans l’espace noir, sans notion de la profondeur réelle, au-dessus d’une nappe d’eau trahie par le jet d’une grosse pierre ; descendre en oscillant d’une paroi à l’autre, la main gauche à la corde et la droite parant les chocs ; abandonner une spirale de magnésium enflammé qui tombe lentement et substitue pour trois secondes le plus éclatant jour aux plus épaisses ténèbres ; distinguer fugitivement le reflet lumineux qui miroite sur l’eau, descendre encore, pendule animé qu’attire la pesanteur ; jeter en l’air ce cri humain : « Tenez ferme, au moins ! » et presque aussitôt : « Halte ! » effleurer des doigts la surface d’un bassin où jamais barque ne viendra flotter ; chercher en vain au pourtour de ce bassin une margelle de repos ; au bout de la rude escarpolette de 30 mètres de hauteur, se balancer longuement entre des bords absolument lisses, perpendiculaires et fermés ; puis, enfoui vivant sur l’eau, dans le vide et dans la nuit, se laisser, au sein de cette étrangeté suprême, envahir par une mélancolique rêverie ; se résoudre au retour et commander : « O hisse ! » alors seulement se rendre compte des violents efforts auxquels se livrent là-haut les cinq camarades chargés du poids d’une vie ; entendre les cordes grincer et gémir contre le rocher qu’elles rabotent ; sentir le mouvement ascensionnel s’interrompre tous les demi-mètres pour que les

Descente du puits du Lac. — Dessin de Vuillier,

d’après un croquis de Th. Rivière.

(Communiqué par le Club alpin.)

haleurs retrouvent leur souffle après chaque brassée ; imaginer, comme en un mauvais rêve, la chute possible et l’ensevelissement dans la tombe liquide toujours ouverte et refermée ; à ce moment, même ouïr plus proches et plus distinctes les voix qui s’encouragent à la manœuvre et qui dissipent le cauchemar ; saisir enfin les mains amies fiévreusement tendues à la bouche du gouffre, n’y a-t-il pas là une suite de sensations pénétrantes bien propre à satisfaire les plus aventureux esprits ?

  1. C’était mon début en fait d’avens. (V. p. 79.) — Dans son premier mémoire de 1878, M. Prunières décrivait ainsi le puits de l’Échafaudage (les Enfers) : « Un vaste puits terminal, dont la profondeur n’a pu encore être mesurée, et dont le fond, plein d’eau, n’est peut-être pas très élevé au-dessus du niveau de la rivière… Un poids attaché à une corde de 60 mètres de longueur n’a pu atteindre le fond. » (!!) — Peu après (été 1878), un de ses ouvriers y descendit, toucha et fouilla le bas (30 m.). Nous avons en 1888 (5 et 6 juillet) retrouvé les poutres du treuil, mais pas l’eau qui a vraisemblablement arrêté l’explorateur de 1878 avant le pont.