Page:Martin du Gard - Le Cahier gris.djvu/118

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les pratiques religieuses tenaient une grande place, ce fut tout d’abord pour le plaisir d’échapper une fois de plus aux barrières qui l’encerclaient, qu’il se plut à rechercher l’attention de ce protestant, à travers lequel il pressentait déjà un monde opposé au sien. Mais, en quelques semaines, avec la rapidité du feu, leur camaraderie était devenue une passion exclusive, où l’un et l’autre trouvaient enfin le remède à une solitude morale dont chacun avait souffert sans le savoir. Amour chaste, amour mystique, où leurs deux jeunesses fusionnaient dans le même élan vers l’avenir ; mise en commun de tous les sentiments excessifs et contradictoires qui ravageaient leurs âmes de quatorze ans, depuis la passion des vers à soie et des alphabets chiffrés, jusqu’aux plus secrets scrupules de leurs consciences, jusqu’à cet enivrant goût de vivre que chaque journée vécue soulevait en eux.

Le sourire silencieux de Daniel avait apaisé Jacques, qui s’était remis à mordre dans son pain. Il avait le bas du visage assez vulgaire, — la mâchoire des Thibault, — et une bouche trop fendue, avec des lèvres gercées, une bouche laide mais expres-