Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/119

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la grande industrie amena dans le dernier tiers du dix-huitième siècle une perturbation violente qui emporta comme une avalanche toute barrière imposée par la nature et les mœurs, l’âge et le sexe, le jour et la nuit. Les notions mêmes de jour et de nuit, d’une simplicité rustique dans les anciens statuts, s’obscurcirent tellement qu’en l’an de grâce 1860, un juge anglais dut faire preuve d’une sagacité talmudique pour pouvoir décider « en connaissance de cause » ce qu’était la nuit et ce qu’était le jour. Le capital était en pleine orgie[1].

Dès que la classe ouvrière abasourdie par le tapage de la production fut tant soit peu revenue à elle‑même, sa résistance commença, et tout d’abord dans le pays même où s’implantait la grande industrie, c’est‑à‑dire en Angleterre, Mais pendant trente ans les concessions qu’elle arracha restèrent purement nominales. De 1802 à 1833 le Parlement émit trois lois sur le travail, mais il eut bien soin de ne pas voter un centime pour les faire exécuter[2] ; aussi restèrent‑elles lettre morte. « Le fait est qu’avant la loi de 1833, les enfants et les adolescents étaient excédés de travail (were worked) toute la nuit, tout le jour, jour et nuit ad libitum[3]. »

C’est seulement à partir du Factory Act de 1833 s’appliquant aux manufactures de coton, de laine, de lin et de soie que date pour l’industrie moderne une journée de travail normale. Rien ne caractérise mieux l’esprit du capital que l’histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.

La loi de 1833 déclare : « que la journée de travail ordinaire dans les fabriques doit commencer à 5 h. 1/2 du matin et finir à 8 h. 1/2 du soir. Entre ces limites qui embrassent une période de quinze heures, il est légal d’employer des adolescents (young persons, c’est‑à‑dire des personnes entre treize et dix‑huit ans), dans n’importe quelle partie du jour ; mais il est sous‑entendu qu’individuellement personne de cette catégorie ne doit travailler plus de douze heures dans un jour, à l’exception de certains cas spéciaux et prévus. » Le sixième article de cette loi arrête « que dans le cours de chaque journée il doit être accordé à chaque adolescent dont le temps de travail est limité, une heure et demie au moins pour les repas ». L’emploi des enfants au-dessus de neuf ans, sauf une exception que nous mentionnerons plus tard, fut interdit : le travail des enfants de neuf à treize ans fut limité à huit heures par jour. Le travail de nuit, c’est‑à‑dire d’après cette loi, le travail entre 8 h. 1/2 du soir et 5 h. 1/2 du matin, fut interdit pour toute personne entre neuf et dix‑huit ans.

Les législateurs étaient si éloignés de vouloir toucher à la liberté du capital dans son exploitation de la force de travail adulte, ou suivant leur manière de parler, à la liberté du travail, qu’ils créèrent un système particulier pour prévenir les conséquences effroyables qu’aurait pu avoir en ce sens le Factory Act.

« Le plus grand vice du système des fabriques, tel qu’il est organisé à présent, est‑il dit dans le premier rapport du conseil central de la commission du 25 juin 1833, c’est qu’il crée la nécessité de mesurer la journée des enfants à la longueur de celle des adultes. Pour corriger ce vice sans diminuer le travail de ces derniers, ce qui produirait un mal plus grand que celui qu’il s’agit de prévenir, le meilleur plan à suivre semble être d’employer une double série d’enfants. » Sous le nom de système des relais (system of relays, ce mot désigne en anglais comme en français le changement des chevaux de poste à différentes stations), ce plan fut donc exécuté, de telle sorte par exemple que de 5 h. 1/2 du matin jusqu’à 1 h. 1/2 de l’après‑midi une série d’enfants entre neuf et treize ans fut attelée au travail, et une autre série de 1 h. 1/2 de l’après‑midi jusqu’à 8 h. 1/2 du soir et ainsi de suite.

Pour récompenser messieurs les fabricants d’avoir ignoré de la façon la plus insolente toutes les lois promulguées sur le travail des enfants pendant les vingt‑deux dernières années, on se crut obligé de leur dorer encore la pilule. Le Parlement arrêta qu’après le 1er mars 1834 aucun enfant au‑dessous de onze ans, après le 1er mars 1835 aucun enfant au‑dessous de douze ans, et après le 1er mars 1836 aucun enfant au‑dessous de treize ans ne devrait travailler plus de huit heures dans une fabrique. Ce « libéralisme » si plein d’égards pour le capital méritait d’autant plus de reconnaissance que le Dr Farre, Sir A. Carlisle, Sir C. Bell, M. Guthrie, etc., en un mot les premiers médecins et chirurgiens de Londres avaient déclaré dans leurs dépositions comme témoins devant la Chambre des communes que tout retard était un danger, periculum in mora ! Le docteur Farre s’exprima d’une façon encore plus brutale : « Il faut une législation, s’écria‑t‑il, pour empêcher que la mort puisse être infligée prématurément sous n’importe quelle forme et celle dont nous parlons (celle à la mode dans les fabriques) doit être assurément regardée comme une des méthodes les plus cruelles de l’infliger[4]. » Le

    sans relâche, depuis l’âge de 13 ans, et dans les branches d’industrie « libres » depuis un âge plus tendre encore ne constitue un mal extrêmement nuisible, un mal effroyable. Dans l’intérêt de la morale publique, dans le but d’élever une population solide et habile, et pour procurer à la grande masse du peuple une jouissance raisonnable de la vie, il faut exiger que dans toutes les branches d’industrie, une partie de chaque journée de travail soit réservée aux repas et au délassement. » (Leonhard Horner dans : Insp. of Fact. Reports 31 déc. 1841.)

  1. Voyez : Judgment of M. J. H. Otwey. Belfast. Hilary Sessions, 1860.
  2. Un fait qui caractérise on ne peut mieux le gouvernement de Louis-Philippe, le roi bourgeois, c’est que l’unique loi manufacturière promulguée sous son règne, la loi du 22 mars 1841 ne fut jamais mise en vigueur. Et cette loi n’a trait qu’au travail des enfants.’Elle établit huit heures pour les enfants entre huit et douze ans, douze heures pour les enfants entre douze et seize ans, etc., avec un grand nombre d’exceptions qui accordent le travail de nuit, même pour les enfants de huit ans. Dans un pays où le moindre rat est administré policièrement, la surveillance et l’exécution de cette loi furent confiées à la bonne volonté « des amis du commerce ». C’est depuis 1853 seulement que le gouvernement paye un inspecteur dans un seul département, celui du Nord. Un autre fait qui caractérise également bien le développement de la société française, c’est que la loi de Louis-Philippe restait seule et unique jusqu’à la révolution de 1848, dans cette immense fabrique de lois qui, en France, enserre toutes choses.
  3. Rep. of Insp. of Fact., 30 avril 1860, p. 51.
  4. « Legislation is equally necessary for the prevention of death, in any form in which it can be prematurely inflicted,