Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE XV

MACHINISME ET GRANDE INDUSTRIE

I

Développement des machines et de la production mécanique

« Il reste encore à savoir », dit John Stuart Mill, dans ses Principes d’économie politique, « si les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour ont allégé le labeur quotidien d’un être humain quelconque[1]. » Ce n’était pas là leur but. Comme tout autre développement de la force productive du travail, l’emploi capitaliste des machines ne tend qu’à diminuer le prix des marchandises, à raccourcir la partie de la journée où l’ouvrier travaille pour lui-même, afin d’allonger l’autre où il ne travaille que pour le capitaliste. C’est une méthode particulière pour fabriquer de la plus-value relative.

La force de travail dans la manufacture et le moyen de travail dans la production mécanique sont les points de départ de la révolution industrielle. Il faut donc étudier comment le moyen de travail s’est transformé d’outil en machine et par cela même définir la différence qui existe entre la machine et l’instrument manuel. Nous ne mettrons en relief que les traits caractéristiques : pour les époques historiques, comme pour les époques géologiques, il n’y a pas de ligne de démarcation rigoureuse.

Des mathématiciens et des mécaniciens, dont l’opinion est reproduite par quelques économistes anglais, définissent l’outil une machine simple, et la machine un outil composé. Pour eux, il n’y a pas de différence essentielle et ils donnent même le nom de machines aux puissances mécaniques élémentaires telles que le levier, le plan incliné, la vis, le coin, etc[2]. En fait, toute machine se compose de ces puissances simples, de quelque manière qu’on déguise et combine. Mais cette définition ne vaut rien au point de vue social, parce que l’élément historique y fait défaut.

Pour d’autres, la machine diffère de l’outil en ce que la force motrice de celui-ci est l’homme et celle de l’autre l’animal, l’eau, le vent, etc[3]. À ce compte, une charrue attelée de bœufs, instrument commun aux époques de production les plus différentes, serait une machine, tandis que le Circular Loom de Claussen, qui, sous la main d’un seul ouvrier, exécute 96 000 mailles par minute, serait un simple outil. Mieux encore, ce même loom serait outil, si mû par la main ; machine, si mû par la vapeur. L’emploi de la force animale étant une des premières inventions de l’homme, la production mécanique précéderait donc le métier. Quand John Wyalt, en 1735, annonça sa machine à filer, et, avec elle, la révolution industrielle du dix-huitième

  1. Mill aurait dû ajouter « qui ne vit pas du travail d’autrui », car il est certain que les machines ont grandement augmenté le nombre des oisifs ou ce qu’on appelle les gens comme il faut.
  2. V. par exemple Hutton’s Course of mathematics.
  3. « On peut à ce point de vue tracer une ligne précise de démarcation entre outil et machine : la pelle, le marteau, le ciseau, etc., les vis et les leviers, quel que soit le degré d’art qui s’y trouve atteint, du moment que l’homme est leur seule force motrice, tout cela est compris dans ce que l’on entend par outil. La charrue au contraire mise en mouvement par la force de l’animal, les moulins à vent, à eau, etc., doivent être comptés parmi les machines. » (Wilhelm Schulz : Die Bewegung der Production. Zurich, 1843, p. 38.) Cet écrit mérite des éloges sous plusieurs rapports.