Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/172

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une certaine somme par un homme qui porte le nom chef de bande (gangmaster) et qui ne vend les bandes qu’entières. Le champ de travail de ces bandes ambulantes est souvent situé à plusieurs lieues de leurs villages. On les trouve matin et soir sur les routes publiques, les femmes vêtues de cotillons courts et de jupes à l’avenant, avec des bottes et parfois des pantalons, fortes et saines, mais corrompues par leur libertinage habituel, et n’ayant nul souci des suites funestes que leur goût pour ce genre de vie actif et nomade entraîne pour leur progéniture qui reste seule à la maison et y dépérit[1]. » Tous les phénomènes observés dans les districts de fabrique, entre autres l’infanticide dissimulé et le traitement des enfants avec des opiats, se reproduisent ici à un degré bien supérieur[2]. « Ce que je sais là-dessus, dit le docteur Simon, fonctionnaire du Privy Council et rédacteur en chef des rapports sur la Santé publique, doit excuser l’horreur profonde que j’éprouve toutes les fois qu’il est question d’occupation industrielle, dans le sens emphatique du mot, des femmes adultes[3]. » — « Ce sera, s’écrie l’inspecteur R. Baker dans un rapport officiel, ce sera un grand bonheur pour les districts manufacturiers de l’Angleterre, quand il sera interdit à toute femme mariée et chargée de famille de travailler dans n’importe quelle fabrique[4]. »

Fr. Engels, dans son ouvrage sur la Situation des classes ouvrières en Angleterre, et d’autres écrivains ont dépeint si complètement la détérioration morale qu’amène l’exploitation capitaliste du travail des femmes et des enfants, qu’il me suffit ici d’en faire mention. Mais le vide intellectuel produit artifi­ciellement par la métamorphose d’adolescents en voie de for­mation en simples machines à fabriquer de la plus-value, et qu’il faut bien distinguer de cette ignorance naïve qui laisse l’esprit en friche sans attaquer sa faculté de développement, sa fertilité naturelle, ce vide fatal, le Parlement anglais se crut enfin forcé d’y remédier en faisant de l’instruction élémentaire la condition légale de la consommation productive des enfants au-dessous de quatorze ans dans toutes les industries soumises aux lois de fabrique. L’esprit de la production capitaliste éclate dans la rédaction frivole des articles de ces lois concernant cette soi­-disant instruction, dans le défaut de toute inspection adminis­trative qui rend illusoire en grande partie l’enseignement forcé, l’opposition des fabricants à cette loi, et dans leurs subterfuges et faux-fuyants pour l’éluder dans la pratique. « La législation seule est à blâmer, parce qu’elle a promulgué une loi menteuse qui, sous l’apparence de prendre soin de l’éducation des enfants, ne contient en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation de ce prétendu but. Elle ne détermine rien, sinon que les enfants devront être renfermés un certain nombre d’heures (3 heures) par jour entre les quatre murs d’un local appelé école, et que ceux qui les emploient auront à en obtenir le certificat chaque semaine d’une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d’école[5]. » Avant la promulgation de la loi de fabrique révisée de 1844, une foule de ces certificats d’école signés d’une croix prouvaient que les instituteurs ou institutrices ne savaient pas écrire. « Dans une visite que je fis à une école semblable, je fus tellement choqué de l’ignorance du maître que je lui dis : « Pardon, Monsieur, mais savez­-vous lire ? — Ih jeh summat. » telle fut sa réponse ; mais pour se justifier, il ajouta : « Dans tous les cas, je surveille les écoliers. » Pendant la préparation de la loi de 1844, les inspecteurs de fabrique dénoncèrent l’état piteux des prétendues écoles dont ils devaient déclarer les certificats irréprochables au point de vue légal. Tout ce qu’ils obtinrent, c’est qu’à partir de 1844, les chiffres inscrits sur les certificats, ainsi que les noms et prénoms des instituteurs, devaient être écrits de la propre main de ces derniers[6]. Sir John Kincaid, inspecteur de fabrique de l’Écosse, cite maints faits du même genre. « La première école que nous visitâmes était tenue par une certaine Mrs. Ann Killin. Invitée par moi à épeler son nom, elle commit tout d’abord une bévue en commençant par la lettre C ; mais elle se corrigea aussitôt, et dit que son nom commençait par un K. En examinant sa signature dans les livres de certificats, je remarquai cependant qu’elle l’épelait de diverses manières et que son écriture ne laissait aucun doute sur son incapacité. Elle avoua elle-même qu’elle ne savait pas tenir son registre… Dans une seconde école je trouvai une salle longue de 15 pieds et large de 10, où je comptai 75 écoliers qui piaillaient un baragouin inintelligible[7]. » Et ce n’est pas seulement dans ces taudis piteux que les enfants obtiennent des certificats mais non de l’instruction ; il y a beaucoup d’écoles où le maître est compétent ; mais ses efforts échouent presque complètement contre le fouillis inextricable d’enfants de tout âge au-dessus de trois ans. « Ses appointements, dans le meilleur cas, misérables, dépendent du nombre de pence qu’il reçoit, de la quantité d’enfants qu’il lui est possible de fourrer dans une chambre. Et pour comble, un misérable ameublement, un manque de livres et de tout autre matériel d’enseignement, et l’influence pernicieuse d’un air humide et vicié sur les pauvres enfants. Je me suis trouvé dans beaucoup d’écoles semblables où je voyais des rangées

  1. L. c. p. 456.
  2. « La consommation de l’opium se propage chaque jour parmi les travailleurs adultes et les ouvrières dans les districts agricoles comme dans les districts manufacturiers. Pousser la vente des opiats, tel est l’objet des efforts de plus d’un marchand en gros. Pour les droguistes c’est l’article principal. » (L. c. p. 459.) « Les nourrissons qui absorbaient des opiats devenaient rabougris comme de vieux petits hommes ou se ratatinaient à l’état de petits singes. » (L. c., p. 460.) Voilà la terrible vengeance que l’Inde et la Chine tirent de l’Angleterre.
  3. L. c. p. 37.
  4. « Reports of Insp. of Fact. for 31 st. Oct. 1862, p. 59. » Cet inspecteur de fabrique était médecin.
  5. Leonhard Horner dans « Reports of Insp. of. Fact. for 10 th. June 1857 », p. 17.
  6. Id. dans « Rep. of. Fact. for 31 st. Oct. 1855 », p. 18, 19.
  7. Sir John Kincaid dans « Rep. of Insp. of Fact. for 31 st. Oct. 1858 », p. 31, 32.