Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/182

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à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux.

« La fastidieuse uniformité d’un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le même, ressemble au supplice de Sisyphe ; comme le rocher le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé[1]. » En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit[2]. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L’habileté de l’ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l’existence des machines. En cas de conflit avec ses bras il leur jette à la face ces paroles dédaigneuses :

« Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs ; qu’il n’en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l’adresse voulue. Les machines du maître jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l’habileté de l’ouvrier qui ne réclament qu’une éducation de six mois, et qu’un simple laboureur peut apprendre[3]. »

La subordination technique de l’ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d’individus des deux sexes et de tout âge créent une discipline de caserne, parfaitement élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillance et la division des ouvriers en simples soldats et sous‑officiers industriels, sont poussés à leur dernier degré de développement.

« La principale difficulté ne consistait pas autant dans l’invention d’un mécanisme automatique… la difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire, pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate. Mais inventer et mettre en vigueur avec succès un code de discipline manufacturière convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d’Hercule, voilà le noble ouvrage d’Arkwright ! Même aujourd’hui que ce système est organisé dans toute sa perfection, il est presque impossible, parmi les ouvriers qui ont passé l’âge de puberté, de lui trouver d’utiles auxiliaires[4]. »

Jetant aux orties la division des pouvoirs d’ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d’après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique. Ce code n’est du reste qu’une caricature de la régulation sociale, telle que l’exigent la coopération en grand, et l’emploi de moyens de travail communs, surtout des machines. Ici, le fouet du conducteur d’esclaves est remplacé par le livre de punitions du contremaître. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire, et l’esprit retors des Lycurgues de fabrique fait en sorte qu’ils profitent encore plus de la violation que de l’observation de leurs lois[5].

  1. F. Engels, l. c., p. 217. Même un libre-échangiste des plus ordinaires et optimiste par vocation, M. Molinari, fait cette remarque : « Un homme s’use plus vite en surveillant quinze heures par jour l’évolution d’un mécanisme, qu’en exerçant dans le même espace de temps sa force physique. Ce travail de surveillance, qui servirait peut-être d’utile gymnastique à l’intelligence, s’il n’était pas trop prolongé, détruit à la longue, par son excès, et l’intelligence et le corps même. » (G. de Molinari : Études économiques. Paris, 1846.)
  2. F. Engels, l. c., p. 216.
  3. « The Master Spinners’and Manufacturers’Defence Fund. Report of the Committee. Manchester 1854 », p. 17. On verra plus tard que le « Maître » chante sur un autre ton, dès qu’il est menacé de perdre ses automates « vivants ».
  4. Ure, l. c., p. 22, 23. Celui qui connaît la vie d’Arkwright ne s’avisera jamais de lancer l’épithète de « noble » à la tête de cet ingénieux barbier. De tous les grands inventeurs du 18e siècle, il est sans contredit le plus grand voleur des inventions d’autrui.
  5. « L’esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat, se présente sous son vrai jour dans le système de la fabrique. Ici toute liberté cesse de fait et de droit. L’ouvrier doit être le matin dans la fabrique à 5 heures et demie ; s’il vient deux minutes trop tard, il encourt une amende ; s’il est en retard de dix minutes, on ne le laisse entrer qu’après le déjeuner, et il perd le quart de son salaire journalier. Il lui faut manger, boire et dormir sur commande… La cloche despotique lui fait interrompre son sommeil et ses repas. Et comment se passent les choses à l’intérieur de la fabrique ? Ici le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements, comme l’idée lui en vient, modifie et amplifie son code suivant son bon plaisir, et s’il y introduit l’arbitraire le plus extravagant, les tribunaux disent aux travailleurs : Puisque vous avez accepté volontairement ce contrat, il faut vous y soumettre… Ces travailleurs sont condamnés à être ainsi tourmentés physiquement et moralement depuis leur neuvième année jusqu’à leur mort. » (Fr. Engels, l. c., p. 227 et suiv.) Prenons deux cas pour exemples de ce que « disent les tribunaux ». Le premier se passe à Sheffield, fin de 1866. Là un ouvrier s’était loué pour deux ans dans une fabrique métallurgique. À la suite d’une querelle avec le fabricant, il quitta la fabrique et déclara qu’il ne voulait plus y rentrer à aucune condition. Accusé de rupture de contrat, il est condamné à deux mois de prison. (Si le fabricant lui-même viole le contrat, il ne peut être traduit que devant les tribunaux civils et ne risque qu’une amende.) Les deux mois finis, le même fabricant lui intime l’ordre de rentrer dans la fabrique d’après l’ancien contrat. L’ouvrier s’y refuse alléguant qu’il a purgé sa peine. Traduit de nouveau en justice, il est de nouveau condamné par le tribunal, quoique l’un des juges, M. Shee, déclare publiquement que c’est une énormité