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vision du travail dans les ateliers, leur propriété de rendre plus productifs les labeurs des ouvriers occupés[1].

Sans doute, longtemps avant la période de la grande industrie, la coopération et la concentration des moyens de travail, appliquées à l’agriculture, occasionnèrent des changements grands, soudains et violents dans le mode de produire et, par conséquent, dans les conditions de vie et les moyens d’occupation de la population rurale. Mais la lutte que ces changements provoquèrent, se passe entre les grands et les petits propriétaires du sol plutôt qu’entre le capitaliste et le salarié. D’autre part, quand des laboureurs furent jetés hors d’emploi par des moyens de production agricoles, par des chevaux, des moutons, etc., c’étaient des actes de violence immédiate qui dans ces cas‑là rendirent possible la révolution économique. On chassa les laboureurs des champs pour leur substituer des moutons. C’est l’usurpation violente du sol, telle qu’en Angleterre elle se pratiquait sur une large échelle, qui prépara en premier lieu le terrain de la grande agriculture. Dans ses débuts ce bouleversement agricole a donc l’apparence d’une révolution politique plutôt qu’économique.

Sous sa forme‑machine au contraire le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur[2]. Le rendement du capital est dès lors en raison directe du nombre d’ouvriers dont la machine anéantit les conditions d’existence. Le système de la production capitaliste repose en général sur ce que le travailleur vend sa force comme marchandise. La division du travail réduit cette force à l’aptitude de détail à manier un outil fragmentaire. Donc, dès que le maniement de l’outil échoit à la machine, la valeur d’échange de la force de travail s’évanouit en même temps que sa valeur d’usage. L’ouvrier comme un assignat démonétisé n’a plus de cours. Cette partie de la classe ouvrière que la machine convertit ainsi en population superflue, c’est‑à‑dire inutile pour les besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, succombe dans la lutte inégale de l’industrie mécanique contre le vieux métier et la manufacture, ou encombre toutes les professions plus facilement accessibles où elle déprécie la force de travail.

Pour consoler les ouvriers tombés dans la misère, on leur assure que leurs souffrances ne sont que des « inconvénients temporaires » (a temporary inconvenience) et que la machine en n’envahissant que par degrés un champ de production, diminue l’étendue et l’intensité de ses effets destructeurs. Mais ces deux fiches de consolation se neutralisent. Là où la marche conquérante de la machine progresse lentement, elle afflige de la misère chronique les rangs ouvriers forcés de lui faire concurrence ; là où elle est rapide, la misère devient aigüe et fait des ravages terribles.

L’histoire ne présente pas de spectacle plus attristant que celui de la décadence des tisserands anglais qui, après s’être traînée en longueur pendant quarante ans, s’est enfin consommée en 1838. Beaucoup de ces malheureux moururent de faim ; beaucoup végétèrent longtemps avec leur famille n’ayant que 25 centimes par jour[3]. Dans l’Inde au contraire l’importation des calicots anglais fabriqués mécaniquement amena une crise des plus spasmodiques. « Il n’y a pas d’exemple d’une misère pareille dans l’histoire du commerce » dit, dans son rapport de 1834‑35, le gouverneur général ; « les os des tisserands blanchissent les plaines de l’Inde. » En lançant ces tisserands dans l’éternité[4], la machine à tisser ne leur avait évidemment causé que des « inconvénients temporaires ». D’ailleurs les effets passagers des machines sont permanents en ce qu’elles envahissent sans cesse de nouveaux champs de production.

Le caractère d’indépendance que la production capitaliste imprime en général aux conditions et au produit du travail vis-à-vis de l’ouvrier, se développe donc avec la machine jusqu’à l’antagonisme le plus prononcé[5]. C’est pour cela que, la pre-

  1. Sir James Steuart comprend de cette manière l’effet des machines. « Je considère donc les machines comme des moyens d’augmenter (virtuellement) le nombre des gens industrieux qu’on n’est pas obligé de nourrir… En quoi l’effet d’une machine diffère-t-il de celui de nouveaux habitants ? » (Traduct. franç. t. I, l. 1, ch. xix.) Bien plus naïf est Petty qui prétend qu’elle remplace la « Polygamie ». Ce point de vue peut, tout au plus être admis pour quelques parties des États-Unis. D’un autre côté : « Les machines ne peuvent que rarement être employées avec succès pour abréger le travail d’un individu : il serait perdu plus de temps à les construire qu’il n’en serait économisé par leur emploi. Elles ne sont réellement utiles que lorsqu’elles agissent sur de grandes masses, quand une seule machine peut assister le travail de milliers d’hommes. C’est conséquemment dans les pays les plus populeux, là où il y a le plus d’hommes oisifs, qu’elles abondent le plus. Ce qui en réclame et en utilise l’usage, ce n’est pas la rareté d’hommes, mais la facilité avec laquelle on peut en faire travailler des masses. » Piercy Ravenstone : Thoughts on the Funding System and its Effects. Lond., 1824, p.45.
  2. « La machine et le travail sont en concurrence constante. » (Ricardo, l. c. p. 479.)
  3. Ce qui avant l’établissement de la loi des pauvres (en 1833) fit en Angleterre prolonger la concurrence entre le tissu à la main et le tissu à la mécanique, c’est que l’on faisait l’appoint des salaires tombés par trop au-dessous du minimum, au moyen de l’assistance des paroisses. « Le Rév. Turner était en 1827, dans le Cheshire, recteur de Wilmslow, district manufacturier. Les questions du comité d’émigration et les réponses de M. Turner montrent comment on maintenait la lutte du travail humain contre les machines. Question : L’usage du métier mécanique n’a-t-il pas remplace celui du métier à la main ? Réponse : Sans aucun doute ; et il l’aurait remplacé bien davantage encore, si les tisseurs à la main n’avaient pas été mis en état de pouvoir se soumettre à une réduction de salaire. Question : Mais en se soumettant ainsi, ils acceptent des salaires insuffisants, et ce qui leur manque pour s’entretenir, ils l’attendent de l’assistance paroissiale ? Réponse : Assurément, et la lutte entre le métier à la main et le métier à la mécanique est en réalité maintenue par la taxe des pauvres. Pauvreté dégradante ou expatriation, tel est donc le bénéfice que recueillent les travailleurs de l’introduction des machines. D’artisans respectables et dans une certaine mesure indépendants ils deviennent de misérables esclaves qui vivent du pain avilissant de la charité. C’est ce qu’on appelle un inconvénient temporaire. » A Price Essay on the comparative merits of Competition and Cooperation. Lond., 1834, p. 9.
  4. Lancer quelqu’un dans l’éternité — to launch somebody into eternity — est l’expression euphémique que les journaux anglais emploient pour annoncer les hauts faits du bourreau.
  5. « La même cause qui peut accroître le revenu du pays, (c’est-à-dire, comme Ricardo l’explique au même endroit, les revenus des Landlords et des capitalistes, dont la richesse, au point de vue des économistes, forme la richesse nationale) cette