Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/210

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revêt sous le régime capitaliste, finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur, toujours menacé de se voir retirer avec le moyen de travail les moyens d’existence[1] et d’être rendu lui-même superflu par la suppression de sa fonction parcellaire ; nous savons aussi que cet antagonisme fait naître la monstruosité d’une armée industrielle de réserve, tenue dans la misère afin d’être toujours disponible pour la demande capitaliste ; qu’il aboutit aux hécatombes périodiques de la classe ouvrière, à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l’anarchie sociale, qui fait de chaque progrès économique une calamité publique. C’est là le côté négatif.

Mais si la variation dans le travail ne s’impose encore qu’à la façon d’une loi physique, dont l’action, en se heurtant partout à des obstacles[2], les brise aveuglément, les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé, porte‑douleur d’une fonction productive de détail, par l’individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises.

La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu’obéir aux tendances intimes de la production moderne, n’a donné aux prolétaires que l’ombre de l’Enseignement professionnel. Mais si la législation de fabrique, première concession arrachée de haute lutte au capital, s’est vue contrainte de combiner l’instruction élémentaire, si misérable qu’elle soit, avec le travail industriel, la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple[3]. Il est hors de doute que de tels ferments de transformation, dont le terme final est la suppression de l’ancienne division du travail, se trouvent en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l’industrie et le milieu économique où il place l’ouvrier. Mais la seule voie réelle, par laquelle un mode de production et l’organisation sociale qui lui correspond, marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le développement historique de leurs antagonismes immanents. C’est là le secret du mouvement historique que les doctrinaires, optimistes ou socialistes, ne veulent pas comprendre.

Ne sutor ultra crepidam ! Savetier, reste à la savate ! Ce nec plus ultra de la sagesse du métier et de la manufacture, devient démence et malédiction le jour où l’horloger Watt découvre la machine à vapeur, le barbier Arkwright le métier continu, et l’orfèvre Fulton le bateau à vapeur.

Par les règlements qu’elle impose aux fabriques, aux manufactures, etc., la législation ne semble s’ingérer que dans les droits seigneuriaux du capital, mais dès qu’elle touche au travail à domicile, il y a empiètement direct, avoué, sur la patria potestas, en phrase moderne, sur l’autorité des parents, et les pères conscrits du Parlement anglais ont longtemps affecté de reculer avec horreur devant cet attentat contre la sainte institution de la famille. Néanmoins, on ne se débarrasse pas des faits par des déclamations. Il fallait enfin reconnaître qu’en sapant les fondements économiques de la famille ouvrière, la grande industrie en a bouleversé toutes les autres relations. Le droit des enfants dut être proclamé.

« C’est un malheur », est‑il dit à ce sujet dans le rapport final de la Child. Empl. Commission, publié en 1866, « c’est un malheur, mais il résulte de l’ensemble des dispositions des témoins, que les enfants des deux sexes n’ont contre personne autant besoin de protection que contre leurs parents. » Le système de l’exploitation du travail des enfants en général et du travail à domicile en particulier, se perpétue, par l’autorité arbitraire et funeste, sans frein et sans contrôle, que les parents exercent sur leurs jeunes et tendres rejetons… Il ne doit pas être permis aux parents de pouvoir, d’une manière absolue, faire de leurs enfants de pures machines, à seule fin d’en tirer par semaine tant et tant de salaire… Les enfants et les adolescents ont le droit d’être protégés par la législation contre l’abus de l’autorité paternelle qui ruine prématurément leur force physique et les fait descendre bien bas sur l’échelle des êtres moraux et intellectuels[4]. »

Ce n’est pas cependant l’abus de l’autorité paternelle qui a créé l’exploitation de l’enfance, c’est tout au contraire l’exploitation capitaliste qui a fait dégénérer cette autorité en abus. Du reste, la législation de fabrique, n’est‑elle pas l’aveu officiel que la grande industrie a fait de l’exploitation des femmes et des enfants par le capital, de ce dissolvant radical de la famille ouvrière d’autrefois, une

  1. « Tu prends ma vie si tu me ravis les moyens par lesquels je vis. » (Shakespeare.)
  2. Un ouvrier français écrit à son retour de San Francisco : « Je n’aurais jamais cru que je serais capable d’exercer tous les métiers que j’ai pratiqués en Californie. J’étais convaincu qu’en dehors de la typographie je n’étais bon à rien… Une fois au milieu de ce monde d’aventuriers qui changent de métier plus facilement que de chemise, je fis, ma foi, comme les autres. Comme le travail dans les mines ne rapportait pas assez, je le plantai là et me rendis à la ville où je fus tour à tour typographe, couvreur, fondeur en plomb, etc. Après avoir ainsi fait l’expérience que je suis propre à toute espèce de travail, je me sens moins mollusque et plus homme. »
  3. Vers la fin du dix-septième siècle, John Bellers, l’économiste le plus éminent de son temps, disait de l’éducation qui ne renferme pas le travail productif :

    « La science oisive ne vaut guère mieux que la science de l’oisiveté… Le travail du corps est une institution divine, primitive… Le travail est aussi nécessaire au corps pour le maintenir en santé que le manger pour le maintenir en vie ; la peine qu’un homme s’épargne en prenant ses aises, il la retrouvera en malaises… Le travail remet de l’huile dans la lampe de la vie ; la pensée y met la flamme. Une besogne enfantine et niaise laisse à l’esprit des enfants sa niaiserie. » (John Bellers : Proposals for raising a College of Industry of all useful Trades and Husbandry. London, 1696, p. 12, 14, 18.)

  4. « Child. Empl. Comm. V Rep.. », p. xxv, n. 162, et II Rep., p. xxxviii, n. 285, 289, p. xxxv, n. 191.