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compliqués[1]. C’est le grand mérite des physiocrates d’avoir les premiers essayé de donner, dans leur tableau économique, une image de la reproduction annuelle telle qu’elle sort de la circulation. Leur exposition est à beaucoup d’égards plus près de la vérité que celle de leurs successeurs.

Après avoir résolu toute la partie de la richesse sociale, qui fonctionne comme capital, en capital variable ou fonds de salaires, Adam Smith aboutit nécessairement à son dogme vraiment fabuleux, aujourd’hui encore la pierre angulaire de l’économie politique, savoir : que le prix nécessaire des marchandises se compose de salaire, de profit (l’intérêt y est inclus), et de rente foncière, en d’autres termes, de salaire et de plus-value. Partant de là, Storch a au moins la naïveté d’avouer que : « Il est impossible de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments simples[2]. »

Enfin, cela va sans dire, l’économie politique n’a pas manqué d’exploiter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine d’Adam Smith : que toute la partie du produit net qui se convertit en capital est consommée par la classe ouvrière.

III

Division de la plus-value en capital et en revenu — Théorie de l’abstinence.

Jusqu’ici nous avons envisagé la plus-value, tantôt comme fonds de consommation, tantôt comme fonds d’accumulation du capitaliste. Elle est l’un et l’autre à la fois. Une partie en est dépensée comme revenu[3], et l’autre accumulée comme capital.

Donné la masse de la plus-value, l’une des parties sera d’autant plus grande que l’autre sera plus petite. Toutes autres circonstances restant les mêmes, la proportion suivant laquelle ce partage se fait déterminera la grandeur de l’accumulation. C’est le propriétaire de la plus-value, le capitaliste, qui en fait le partage. Il y a donc là acte de sa volonté. De l’aliquote du tribut, prélevé par lui, qu’il accumule, on dit qu’il l’épargne, parce qu’il ne la mange pas, c’est-à-dire parce qu’il remplit sa fonction de capitaliste, qui est de s’enrichir.

Le capitaliste n’a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d’être sociale, qu’autant qu’il fonctionne comme capital personnifié. Ce n’est qu’à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Le but déterminant de son activité n’est donc ni la valeur d’usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l’accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d’une société nouvelle et supérieure.

Le capitaliste n’est respectable qu’autant qu’il est le capital fait homme. Dans ce rôle il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l’un paraît être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme social dont il n’est qu’un rouage.

Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l’accroître, et il ne peut continuer de l’accroître à moins d’une accumulation progressive.

Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu’il représente, dans sa consommation personnelle il ne saurait guère voir qu’une sorte de vol, d’emprunt au moins, fait à l’accumulation ; et, en effet, la tenue des livres en parties doubles met les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.

Enfin, accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle[4], augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable.

  1. On en trouvera la solution dans le deuxième livre de cet ouvrage.
  2. Storch, l. c., édition de Pétersbourg, 1815, t. I, p. 140, note.
  3. Le lecteur remarquera que nous employons le mot revenu dans deux sens différents, d’une part pour désigner la plus-value en tant que fruit périodique du capital ; d’autre part pour en désigner la partie qui est périodiquement consommée par le capitaliste ou jointe par lui à son fonds de consommation. Nous conservons ce double sens parce qu’il s’accorde avec le langage usité chez les économistes anglais et français.
  4. Luther montre très bien, par l’exemple de l’usurier, ce capitaliste de forme démodée, mais toujours renaissant, que le désir de dominer est un des mobiles de l’auri sacra fumes. « La simple raison a permis aux païens de compter l’usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l’adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d’un autre, est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c’est là ce que fait l’usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu’il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu’il a volé d’écus ; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s’y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs… les petits voleurs sont mis aux fers ; les grands voleurs vont se prélassant dans l’or et la soie. Il n’y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l’avare et l’usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c’est là certes méchante engeance ; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu’ils sont des scélérats et des ennemis ; il leur arrive même de s’apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac a avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère ; il voudrait avoir tout tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d’un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d’or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire. L’usurier est un monstre énorme, pire qu’un ogre dévorant, pire qu’un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s’attife et fait la sainte nitouche, pour qu’on ne voie pas d’où viennent les bœufs qu’il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d’un scélérat, d’un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n’avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu’ils en sont sortis. L’usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu’il les accapare et les dévore tout seul Et si l’on roue et décapite les assassins et les voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête. » (Martin Luther, l. c.)