Mais le péché originel opère partout et gâte tout. À mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l’accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d’être simple incarnation du capital. Il ressent « une émotion humaine » pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique, qu’il ose railler l’austérité ascétique comme un préjugé de thésauriseur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n’est pas de rigueur, n’y voyant qu’un empiétement sur l’accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier, c’est « s’abstenir » d’accumuler ; accumuler, dit le second, c’est « renoncer » à la jouissance. « Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur, et l’une veut faire divorce d’avec l’autre[1]. »
À l’origine de la production capitaliste — et cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu — l’avarice et l’envie de s’enrichir l’emportent exclusivement. Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources d’enrichissement soudain. À un certain degré de développement, il impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n’est pas tout : le capitaliste ne s’enrichit pas, comme le paysan et l’artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d’autrui qu’il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie impose a ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu’elle ait peine à dissimuler l’avarice la plus sordide et l’esprit de calcul le plus mesquin, elle grandit néanmoins à mesure qu’il accumule, sans que son accumulation soit nécessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois il s’élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l’accumulation et le penchant à la jouissance.
« L’industrie de Manchester », est‑il dit dans un écrit publié en 1795 par le docteur Aikin, « peut se diviser en quatre périodes. Dans la première les fabricants étaient forcés de travailler dur pour leur entretien. Leur principal moyen de s’enrichir consistait à voler les parents qui plaçaient chez eux des jeunes gens comme apprentis, et payaient pour cela bon prix, tandis que les susdits apprentis étaient loin de manger leur soûl. D’un autre côté la moyenne des profits était peu élevée et l’accumulation exigeait une grande économie. Ils vivaient comme des thésauriseurs, se gardant bien de dépenser même de loin les intérêts de leur capital ».
« Dans la seconde période, ils avaient commencé à acquérir une petite fortune, mais ils travaillaient autant qu’auparavant » — car l’exploitation directe du travail, comme le sait tout inspecteur d’esclaves, coûte du travail, — « et leur genre de vie était aussi frugal que par le passé… »
« Dans la troisième période le luxe commença, et, pour donner à l’industrie plus d’extension, on envoya des commis voyageurs à cheval chercher des ordres dans toutes les villes du royaume où, se tenaient des marchés. D’après toute vraisemblance, il n’y avait encore en 1690 que peu ou point de capitaux gagnés dans l’industrie qui dépassassent trois mille livres st. Vers cette époque cependant, ou un peu plus tard, les industriels avaient déjà gagné de l’argent, et ils commencèrent à remplacer les maisons de bois et de mortier par des maisons en pierre… »
« Dans les trente premières années du dix-huitième siècle, un fabricant de Manchester qui eût offert à ses convives une pinte de vin étranger se serait exposé au caquet et aux hochements de tête de tous ses voisins… Avant l’apparition des machines la consommation des fabricants, le soir dans les tavernes où ils se rassemblaient, ne s’élevait jamais à plus de six deniers (62 centimes 1/2) pour un verre de punch et un denier pour un rouleau de tabac. »
« C’est en 1758, et ceci fait époque, que l’on vit pour la première fois un homme engagé dans les affaires avec un équipage à lui !… »
« La quatrième période » — le dernier tiers du dix-huitième siècle, — « est la période de grand luxe et de grandes dépenses, provoquée et soutenue par l’extension donnée à l’industrie[2]. » Que dirait le bon docteur Alkin, s’il ressuscitait à Manchester aujourd’hui !
Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! « La parcimonie, et non l’industrie, est la cause immédiate de l’augmentation du capital. À vrai dire, l’industrie fournit la matière que l’épargne accumule[3]. »
Épargnez, épargnez toujours, c’est-à-dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s’est pas fait un instant illusion sur les douleurs d’enfantement de la richesse[4], mais à quoi
- ↑ Paroles du Faust de Goethe.
- ↑ Dr. Aikin : Description of the Country from thirty to forty miles round Manchester. Lond., 1795, p. 182 et suiv.
- ↑ A. Smith, l. c., l. III, ch. iii.
- ↑ Il n’est pas jusqu’à J. B. Say qui ne dise : « Les épargnes des riches se font aux dépens des pauvres. » « Le prolétaire romain vivait presque entièrement aux frais de la société… On pourrait presque dire que la société moderne vit aux dépens des prolétaires, de la part qu’elle prélève sur la rétribution de leur travail. » (Sismondi, Études, etc., t. 1, p. 24.)