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avoir grossi peu à peu jusqu’à 20 l. st., s’était fondu ensuite de livres en shillings et de shillings en pence, jusqu’à ce que le livret fût réduit à n’avoir pas plus de valeur qu’un morceau de papier blanc. Cette famille recevait chaque jour un maigre repas du Workhouse… Nous visitâmes enfin la femme d’un Irlandais qui avait travaillé au chantier de construction maritime. Nous la trouvâmes malade d’inanition, étendue tout habillée sur un matelas et à peine couverte d’un lambeau de tapis, car toute la literie était au mont-de-piété. Ses malheureux enfants la soignaient et paraissaient avoir bien besoin, à leur tour, des soins maternels. Dix-neuf semaines d’oisiveté forcée l’avaient réduite à cet état, et pendant qu’elle nous racontait l’histoire du passé désastreux, elle sanglotait comme si elle eût perdu tout espoir d’un avenir meilleur. À notre sortie de cette maison, un jeune homme courut vers nous et nous pria d’entrer dans son logis pour voir si l’on ne pourrait rien faire en sa faveur. Une jeune femme, deux jolis enfants, un paquet de reconnaissances du mont-de-piété et une chambre entièrement nue, voilà tout ce qu’il avait à nous montrer[1]. »

e) Le prolétariat agricole anglais.

Le caractère antagonique de l’accumulation capitaliste ne s’affirme nulle part plus brutalement que dans le mouvement progressif de l’agriculture anglaise et le mouvement rétrograde des cultivateurs anglais. Avant d’examiner leur situation actuelle, il nous faut jeter un regard en arrière. L’agriculture moderne date en Angleterre du milieu du siècle dernier, quoique les bouleversements survenus dans la constitution de la propriété foncière, qui devaient servir de base au nouveau mode de production, remontent à une époque beaucoup plus reculée.

Les renseignements fournis par Arthur Young, penseur superficiel, mais observateur exact, prouvent incontestablement que l’ouvrier agricole de 1771 était un bien piteux personnage comparé à son devancier de la fin du quatorzième siècle, « lequel pouvait vivre dans l’abondance et accumuler de la richesse[2] », pour ne pas parler du quinzième siècle,

  1. Il est de mode, parmi les capitalistes anglais, de dépeindre la Belgique comme « le paradis des travailleurs » parce que là « la liberté du travail » ou, ce qui revient au même, « la liberté du capital », se trouve hors d’atteinte. Il n’y a là ni despotisme ignominieux de Trades Unions, ni curatelle oppressive d’inspecteurs de fabrique. — S’il y eut quelqu’un de bien initié à tous les mystères de bonheur du « libre » travailleur belge, ce fut sans doute feu M. Ducpétiaux, inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance belges et en même temps membre de la Commission centrale de statistique belge. Ouvrons son ouvrage : Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique, Bruxelles, 1855. Nous y trouvons entre autres une famille ouvrière belge employé normale, dont l’auteur calcule d’abord les dépenses annuelles de même que les recettes d’après des données très exactes et dont il compare ensuite le régime alimentaire à celui du soldat, du marin de l’État et du prisonnier. La famille « se compose du père, de la mère et de quatre enfants », Sur ces six personnes, « quatre peuvent être occupées utilement pendant l’année entière ». On suppose « qu’il n’y a ni malades ni infirmes », ni « dépenses de l’ordre religieux, moral et intellectuel, sauf une somme très minime pour le culte (chaises à l’église) », ni « de la participation aux caisses d’épargne, à la caisse de retraite, etc. », ni « dépenses de luxe ou provenant de l’imprévoyance » ; enfin, que le père et le fils aîné se permettent « l’usage du tabac et le dimanche la fréquentation du cabaret », ce qui leur coûte la somme totale de quatre vingt six centimes par semaine. « Il résulte de l’état général des salaires alloués aux ouvriers des diverses professions… que la moyenne la plus élevée du salaire journalier est de un franc cinquante-six centimes pour les hommes, quatre vingt neuf centimes pour les femmes, cinquante-six centimes pour les garçons et cinquante-cinq centimes pour les filles. Calculées à ce taux, les ressources de la famille s’élèveraient, au maximum, à mille soixante-huit francs annuellement… Dans le ménage… pris pour type nous avons réuni toutes les ressources possibles. « Mais en attribuant à la mère de famille un salaire nous enlevons à ce ménage sa direction : comment sera soigné l’intérieur ? Qui veillera aux jeunes enfants ? Qui préparera les repas, fera les lavages, les raccommodages ? Tel est le dilemme incessamment posé aux ouvriers. » Le budget annuel de la famille est donc :
    Le père, 300 jours à fr. 1.56 fr. 468
    La mère, 0.89 267
    Le garçon, 0.56 168
    La fille, 0.55 165
    Total 1.068

    La dépense annuelle de la famille et son déficit s’élèveraient, dans l’hypothèse où l’ouvrier aurait l’alimentation :

    Du marin, à 1828 fr. Déficit 760 fr.
    Du soldat, à 1473 705
    Du prisonnier, à 1112 44

    On voit que peu de familles ouvrières peuvent atteindre, nous ne dirons pas à l’ordinaire du marin ou du soldat, mais même à celui du prisonnier. La moyenne générale (du coût de chaque détenu dans les diverses prisons pendant la période de 1847 à 1849) pour toutes les prisons a été de soixante-trois centimes. Ce chiffre, comparé à celui de l’entretien journalier du travailleur, présente une différence de treize centimes. Il est en outre à remarquer que si, dans les prisons, il faut porter en ligne de compte les dépenses d’administration et de surveillance, par contre les prisonniers n’ont pas à payer de loyer ; que les achats qu’ils font aux cantines ne sont pas compris dans les frais d’entretien, et que ces frais sont fortement abaissés par suite du grand nombre de têtes qui composent les ménages et de la mise en adjudication ou de l’achat en gros des denrées et autres objets qui entrent dans leur consommation… Comment se fait-il, cependant, qu’un grand nombre, nous pourrions dire la grande majorité des travailleurs, vivent à des conditions plus économiques ? C’est… en recourant à des expédients dont l’ouvrier seul a le secret ; en réduisant sa ration journalière ; en substituant le pain de seigle au pain de froment ; en mangeant moins de viande ou même en la supprimant tout à fait, de même que le beurre, les assaisonnements ; en se contentant d’une ou deux chambres où la famille est entassée, où les garçons et les filles couchent à côté les uns des autres, souvent sur le même grabat ; en économisant sur l’habillement, le blanchissage, les soins de propreté ; en renonçant aux distractions du dimanche ; en se résignant enfin aux privations les plus pénibles. Une fois parvenu à cette extrême limite, la moindre élévation dans le prix des denrées, un chômage, une maladie, augmente la détresse du travailleur et détermine sa ruine complète ; les dettes s’accumulent, le crédit s’épuise, les vêtements, les meubles les plus indispensables, sont engagés au mont de piété, et, finalement, la famille sollicite son inscription sur la liste des indigents. » (L. c., p. 151, 154, 155.) En effet, dans ce « paradis des capitalistes » la moindre variation de prix des subsistances de première nécessité est suivie d’une variation dans le chiffre de la mortalité et des crimes. (V. « Manifest der Maatschappij : De, Vlaemingen Voruit ». Brussel, 1860, p. 15, 16.) — La Belgique compte en tout neuf cent trente mille familles qui, d’après la statistique officielle, se distribuent de la manière suivante : quatre vingt dix mille familles riches (électeurs), quatre cent cinquante mille personnes ; cent quatre vingt dix mille familles de la petite classe moyenne, dans les villes et les villages, un million neuf cent cinquante mille personnes, dont une grande partie tombe sans cesse dans le prolétariat ; quatre cent cinquante mille familles ouvrières, deux millions deux cent cinquante mille personnes. Plus de deux cent mille de ces familles se trouvent sur la liste des pauvres !

  2. James E. Th. Rogers (Prof. of Polit. Econ. in the University of Oxford) : « A History of Agriculture and Prices in England. » Oxford, 1866, v. 1, p. 690. Cet ouvrage, fruit d’un travail consciencieux, ne comprend encore dans les deux volumes