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de un million deux cent quarante et un mille deux cent soixante-neuf à un million cent soixante-trois mille deux cent vingt-sept[1]. Si donc le Registrar général fait très justement remarquer que « l’accroissement du nombre des fermiers et des ouvriers de campagne depuis 1801 n’est pas le moins du monde en rapport avec l’accroissement du produit agricole[2] », cette disproportion se constate encore bien davantage dans la période de 1846 à 1866. Là, en effet, la dépopulation des campagnes a suivi pas à pas l’extension et l’intensification de la culture, l’accumulation inouïe du capital incorporé au sol et de celui consacré à son exploitation, l’augmentation des produits, sans précédent dans l’histoire de l’agronomie anglaise, l’accroissement des rentes dévolues aux propriétaires fonciers et celui des profits réalisés par les fermiers capitalistes. Si l’on songe que tout cela coïncidait avec le développement rapide et continu des débouchés urbains et le règne du libre-échange, le travailleur agricole, post tot discrimina rerum, se trouva évidemment placé dans des conditions qui devaient enfin, secundum artem, selon la formule, le rendre fou de bonheur.

Le professeur Rogers trouve, en définitive, que, comparé à son prédécesseur de la période de 1770 à 1780, pour ne rien dire de celle qui commence au dernier tiers du xive siècle et se termine au dernier tiers du xve siècle, le travailleur agricole anglais d’aujourd’hui est dans un état pitoyable, « qu’il est redevenu serf », à vrai dire, serf mal nourri et mal logé[3]. D’après le rapport du docteur Julien Hunter sur les conditions d’habitation des ouvriers ruraux, rapport qui a fait époque, « les frais d’entretien du hind (nom donné au paysan aux temps féodaux) ne sont point calculés sur le profit qu’il s’agit de tirer de lui. Dans les supputations du fermier il représente le zéro[4]. Ses moyens de subsistance sont toujours traités comme une quantité fixe[5]. » « Quant à une réduction ultérieure du peu qu’il reçoit, il peut dire : nihil habeo, nihil curo, « rien n’ai, rien ne me chaut ». Il n’a aucune appréhension de l’avenir, parce qu’il ne dispose de rien en dehors de ce qui est absolument indispensable à son existence. Il a atteint le point de congélation qui sert de base aux calculs du fermier. Advienne que pourra, heur ou malheur, il n’y a point part[6]. »

Une enquête officielle eut lieu, en 1863, sur l’alimentation et le travail des condamnés soit à la transportation, soit au travail forcé. Les résultats en sont consignés dans deux livres bleus volumineux. « Une comparaison faite avec soin », y est-il dit entre autres, « entre l’ordinaire des criminels dans les prisons d’Angleterre d’une part, et celui des pauvres dans les Workhouses et des travailleurs agricoles libres du même pays d’autre part, prouve jusqu’à l’évidence que les premiers sont beaucoup mieux nourris qu’aucune des deux autres catégories[7], tandis que « la masse du travail exigée d’un condamné au travail forcé ne s’élève guère qu’à la moitié de celle qu’exécute le travailleur agricole ordinaire[8]. » Citons à l’appui quelques détails caractéristiques, extraits de la déposition d’un témoin : Déposition de John Smith, directeur de la prison d’Edimbourg. Nr, 5056 : « L’ordinaire des prisons anglaises est bien meilleur que celui de la généralité des ouvriers agricoles. » Nr. 5075 : « C’est un fait certain qu’en Écosse les travailleurs agricoles ne mangent presque jamais de viande. » Nr. 3047 : « Connaissez‑vous une raison quelconque qui explique la nécessité de nourrir les criminels beaucoup mieux (much better) que l’ouvrier de campagne ordinaire ? — Assurément non. » Nr. 3048 : « Pensez‑vous qu’il convienne de faire de plus amples expériences, pour rapprocher le régime alimentaire des condamnés au travail forcé de celle du travailleur libre[9] ? » Ce qui veut dire : « L’ouvrier agricole pourrait tenir ce propos : Je travaille beaucoup et je n’ai pas assez à manger. Lorsque j’étais en prison, je travaillais moins et je mangeais tout mon soûl : il vaut donc mieux rester en prison qu’en liberté[10]. » Des tables annexes au premier volume du rapport nous avons tiré le tableau comparatif qui suit :


somme de nourriture hebdomadaire
Éléments azotés Éléments non azotés Éléments minéraux Somme totale
Onces Onces Onces Onces
Criminels de la prison de Portland 28,95 150,06 4,68 183,69
Matelots de la marine royale 29,63 152,91 4,52 187,06
Soldats 25,55 114,49 3,94 143,98
Ouvrier carrossier 21,24 100,83 3,12 125,19
Travailleur agricole 17,73 118,06 3,29 139,08


Le lecteur connaît déjà les conclusions de la Commission médicale d’enquête sur l’alimentation des classes mal nourries du peuple anglais. Il se souvient que, chez beaucoup de familles agricoles, l’ordinaire s’élève rarement à la ration indispensable « pour prévenir les maladies d’inanition. » Ceci s’applique surtout aux districts purement agricoles de Cornwall, Devon, Somerset, Dorset, Wilts, Stafford, Oxford, Berks et Herts. « La nourriture du cultivateur, dit le docteur Simon, dépasse la moyenne que nous avons indiquée, parce qu’il consomme une part supérieure à celle du reste de sa famille, et sans laquelle il serait incapable de travailler ; il se réserve presque toute la viande ou le lard dans les districts les plus pauvres. La quantité de nourriture qui échoit à la femme et aux enfants dans l’âge de la croissance est, en beaucoup de cas, et à vrai dire

  1. Le nombre des bergers s’est accru de douze mille cinq cent dix-sept à vingt-cinq mille cinq cent cinquante neuf.
  2. Census, etc., l. c., p. 36.
  3. Regers, l. c. p. 693. « The peasant has again become a serf », l. c., p. 10. M. Rogers appartient à l’école libérale ; ami personnel des Cobden, des Bright, etc. il n’est certes pas suspect de panégyrique du temps passé.
  4. Public Health. Seventh Report. Lond. 1865, p. 242. Il ne faut donc pas s’étonner que le loueur du logis en élève le prix quand il apprend que le travailleur gagne davantage, ou que le fermier diminue le salaire d’un ouvrier, « parce que sa femme vient de trouver une occupation » (L. c.).
  5. L. c., p. 135.
  6. L. c., p. 34.
  7. Report of the Commissioners… relating to Transportation and Penal Servitude. Lond. v. I, n. 50.
  8. L. c., p. 77. Memorandum by the Lord Chief Justice.
  9. L. c., v. II, Evidence.
  10. L. c., v. I, Appendix, p. 280.