Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inondations de l’hiver. Dans les fermes de quatre cents à mille acres, les travailleurs à demeure (on les appelle confined labourers) sont employés exclusivement aux travaux agricoles permanents, pénibles et exécutés avec des chevaux. Sur cent acres environ, c’est à peine si l’on trouve en moyenne un cottage. Un fermier de marais, par exemple, s’exprime ainsi devant la Commission d’enquête : « Ma ferme s’étend sur plus de trois cent vingt acres, tout en terre à blé. Elle n’a point de cottage. À présent, je n’ai qu’un journalier à la maison. J’ai quatre conducteurs de chevaux, logés dans le voisinage. L’ouvrage facile, qui nécessite un grand nombre de bras, se fait au moyen de bandes[1]. » La terre exige certains travaux de peu de difficulté, tels que le sarclage, le houage, l’épierrement, certaines parties de la fumure, etc. On y emploie des gangs ou bandes organisées qui demeurent dans les localités ouvertes.

Une bande se compose de dix à quarante ou cinquante personnes, femmes, adolescents des deux sexes, bien que la plupart des garçons en soient éliminés vers leur treizième année, enfin, enfants de six à treize ans. Son chef, le Gangmaster, est un ouvrier de campagne ordinaire, presque toujours ce qu’on appelle un mauvais sujet, vagabond, noceur, ivrogne, mais entreprenant et doué de savoir-faire. C’est lui qui recrute la bande, destinée à travailler sous ses ordres et non sous ceux du fermier. Comme il prend l’ouvrage à la tâche, son revenu qui, en moyenne, ne dépasse guère celui de l’ouvrier ordinaire[2], dépend presque exclusivement de l’habileté avec laquelle il sait tirer de sa troupe, dans le temps le plus court, le plus de travail possible. Les fermiers savent, par expérience, que les femmes ne font tous leurs efforts que sous le commandement des hommes, et que les jeunes filles et les enfants, une fois en train, dépensent leurs forces, ainsi que l’a remarqué Fourier, avec fougue, en prodigues, tandis que l’ouvrier mâle adulte cherche, en vrai sournois, à économiser les siennes. Le chef de bande, faisant le tour des fermes, est à même d’occuper ses gens pendant six ou huit mois de l’année. Il est donc pour les familles ouvrières une meilleure pratique que le fermier isolé, qui n’emploie les enfants que de temps à autre. Cette circonstance établit si bien son influence, que dans beaucoup de localités ouvertes on ne peut se procurer les enfants sans son intermédiaire. Il les loue aussi individuellement aux fermiers, mais c’est un accident qui n’entre pas dans le « système des bandes ».

Les vices de ce système sont l’excès de travail imposé aux enfants et aux jeunes gens, les marches énormes qu’il leur faut faire chaque jour pour se rendre à des fermes éloignées de cinq six et quelquefois sept milles, et pour en revenir, enfin, la démoralisation de la troupe ambulante. Bien que le chef de bande, qui porte en quelques endroits le nom de « driver » (piqueur, conducteur), soit armé d’un long bâton, il ne s’en sert néanmoins que rarement, et les plaintes de traitement brutal sont l’exception. Comme le preneur de rats de la légende, c’est un charmeur, un empereur démocratique. Il a besoin d’être populaire parmi ses sujets et se les attache par les attraits d’une existence de bohème — vie nomade, absence de toute gêne, gaillardise bruyante, libertinage grossier. Ordinairement la paye se fait à l’auberge au milieu de libations copieuses. Puis, on se met en route pour retourner chez soi. Titubant, s’appuyant de droite et de gauche sur le bras robuste de quelque virago, le digne chef marche en tête de la colonne, tandis qu’à la queue la jeune troupe folâtre et entonne des chansons moqueuses ou obscènes. Ces voyages de retour sont le triomphe de la phanérogamie, comme l’appelle Fourier. Il n’est pas rare que des filles de treize ou quatorze ans deviennent grosses du fait de leurs compagnons du même âge. Les villages ouverts, souches et réservoirs de ces bandes, deviennent des Sodomes et des Gomorrhes[3], où le chiffre des naissances illégitimes atteint son maximum. Nous connaissons déjà la moralité des femmes mariées qui ont passé par une telle école[4]. Leurs enfants sont autant de recrues prédestinées de ces bandes, à moins pourtant que l’opium ne leur donne auparavant le coup de grâce.

La bande dans la forme classique que nous venons de décrire se nomme bande publique, commune ou ambulante (public, common or tramping gang). Il y a aussi des bandes particulières (private gangs), composées des mêmes éléments que les premières mais moins nombreuses, et fonctionnant sous les ordres, non d’un chef de bande, mais de quelque vieux valet de ferme, que son maître ne saurait autrement employer. Là, plus de gaieté ni d’humeur bohémienne, mais, au dire de tous les témoins, les enfants y sont moins payés et plus maltraités.

Ce système qui, depuis ces dernières années, ne cesse de s’étendre[5], n’existe évidemment pas pour le bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu’il enrichit les gros fermiers[6] et les propriétaires[7]. Quant au fermier, il n’est pas de méthode plus ingénieuse pour maintenir son personnel de travailleurs bien au-dessous du niveau normal — tout en laissant toujours à sa disposition un supplément de bras applicable à chaque besogne extraordinaire — pour obtenir beaucoup de travail avec le moins d’argent possible[8], et pour rendre « superflus » les adul-

  1. « Child. Empl. Comm., VI Report. » Evidence, p. 173.
  2. Quelques chefs de bande cependant sont parvenus à devenir fermiers de cinq cents acres, ou propriétaires de rangées de maisons.
  3. La moitié des filles de Bidford a été perdue par le Gang, l. c. Appendix, p. 6, n. 32.
  4. V. p. 288 et 289 de cet ouvrage.
  5. « Le système s’est développé dans les dernières années. Dans quelques endroits, il n’a été introduit que depuis peu. Dans d’autres, où il est ancien, on y enrôle des enfants plus jeunes et en plus grand nombre. » (L. c., p. 79, n. 174.)
  6. « Les petits fermiers n’emploient pas les bandes. » Elles ne sont pas non plus employées sur les terres pauvres, mais sur celles qui rapportent de deux livres sterling à deux livres sterling dix shillings de rente par acre. (L. c., p. 17 et 14.)
  7. Un de ces messieurs, effrayé d’une réduction éventuelle de ses rentes, s’emporta devant la commission d’enquête. Pourquoi fait-on tant de tapage ? s’écrie-t-il. Parce que le nom du système est mal sonnant. Au lieu de « Gang » dites, par exemple, « Association industrielle agricole coopérative de la jeunesse rurale », et personne n’y trouvera à redire.
  8. « Le travail par bandes est meilleur marché que tout autre travail ; voilà pourquoi on l’emploie », dit un ancien chef de bande. (L. c., p. 17, n. 11.) « Le système des bandes, dit un fermier, est le moins cher pour les fermiers, et sans contredit le plus pernicieux pour les enfants. » (L. c., p. 14, n. 4.)