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tructive des agents naturels. Le fer se rouille, le bois pourrit, la laine non travaillée est rongée par les vers. Le travail vivant doit ressaisir ces objets, les ressusciter des morts et les convertir d’utilités possibles en utilités efficaces. Léchés par la flamme du travail, transformés en ses organes, appelés par son souffle à remplir leurs fonctions propres, ils sont aussi consommés, mais pour un but déterminé, comme éléments formateurs de nouveaux produits.

Or, si des produits sont non seulement le résultat, mais encore la condition d’existence du procès de travail, ce n’est qu’en les y jetant, qu’en les mettant en contact avec le travail vivant, que ces résultats du travail passé peuvent être conservés et utilisés.

Le travail use ses éléments matériels, son objet et ses moyens, et est par conséquent un acte de consommation. Cette consommation productive se distingue de la consommation individuelle en ce que celle-ci consomme les produits comme moyens de jouissance de l’individu, tandis que celle-là les consomme comme moyens de fonctionnement du travail. Le produit de la consommation individuelle est, par conséquent, le consommateur lui-même  ; le résultat de la consommation productive est un produit distinct du consommateur.

En tant que ses moyens et son objet sont déjà des produits, le travail consomme des produits pour créer des produits, ou bien emploie les produits comme moyens de production de produits nouveaux. Mais le procès de travail qui primitivement se passe entre l’homme et la terre — qu’il trouve en dehors de lui — ne cesse jamais non plus d’employer des moyens de production de provenance naturelle, ne représentant aucune combinaison entre les éléments naturels et le travail humain.

Le procès de travail tel que nous venons de l’analyser dans ces moments simples et abstraits, — l’activité qui a pour but la production de valeurs d’usage, l’appropriation des objets extérieurs aux besoins — est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. Nous n’avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L’homme et son travail d’un côté, la nature et ses matières de l’autre, nous suffisaient. Pas plus que l’on ne devine au goût du froment qui l’a cultivé, on ne saurait, d’après les données du travail utile, conjecturer les conditions sociales dans lesquelles il s’accomplit. A‑t‑il été exécuté sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste ? Avons‑nous affaire à Cincinnatus labourant son lopin de terre ou au sauvage abattant du gibier d’un coup de pierre ? Rien ne nous l’indique[1].

Revenons à notre capitaliste en herbe. Nous l’avons perdu de vue au moment où il vient d’acheter sur le marché tous les facteurs nécessaires à l’accomplissement du travail, les facteurs objectifs — moyens de production — et le facteur subjectif — force de travail. Il les a choisis en connaisseur et en homme avisé, tels qu’il les faut pour son genre d’opération particulier, filage, cordonnerie, etc. Il se met donc à consommer la marchandise qu’il a achetée, la force de travail, ce qui revient à dire qu’il fait consommer les moyens de production par le travail. La nature générale du travail n’est évidemment point du tout modifiée, parce que l’ouvrier accomplit son travail non pour lui-même, mais pour le capitaliste. De même l’intervention de celui-ci ne saurait non plus changer soudainement les procédés particuliers par lesquels on fait des bottes ou des filés. L’acheteur de la force de travail doit la prendre telle qu’il la trouve sur le marché, et par conséquent aussi le travail tel qu’il s’est développé dans une période où il n’y avait pas encore de capitalistes. Si le mode de production vient lui-même à se transformer profondément en raison de la subordination du travail au capital, cela n’arrive que plus tard, et alors seulement nous en tiendrons compte.

Le procès de travail, en tant que consommation de la force de travail par le capitaliste, ne montre que deux phénomènes particuliers.

L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi.

En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. À son point de vue, le procès de travail n’est que la consommation de la force de travail, de la marchandise qu’il a achetée, mais qu’il ne saurait consommer sans lui ajouter moyens de production. Le procès de travail est une opération entre choses qu’il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit de cette opération lui appartient donc au même titre que le produit de la fermentation dans son cellier[2].

  1. C’est probablement pour cela que, par un procédé de « haute » logique, le colonel Torrens a découvert dans la pierre du sauvage, l’origine du capital. « Dans la première pierre que le sauvage lance sur le gibier qu’il poursuit, dans le premier bâton qu’il saisit pour abattre le fruit qu’il ne peut atteindre avec la main, nous voyons l’appropriation d’un article dans le but d’en acquérir un autre, et nous découvrons ainsi l’origine du capital. » (R. Torrens : An Essay on the Production of Wealth, etc. p. 79.) C’est probablement aussi grâce à ce premier bâton, en vieux français estoc, en allemand stock, qu’en anglais stock devient le synonyme de capital.
  2. « Les produits sont appropriés avant d’être transformés en capital ; leur transformation ne les dérobe pas à cette appropriation. » (Cherbuliez : Riche ou Pauvre, édit. Paris 1841, p. 53, 54.) « Le prolétaire en vendant son travail contre un quantum déterminé d’approvisionnement, renonce complètement à toute participation au produit. L’appropriation des produits reste la même qu’auparavant ; elle n’est modifiée en aucune sorte par la convention mentionnée. Le produit appartient exclusivement au capitaliste qui a livré les matières premières et l’approvisionnement. C’est là une conséquence rigoureuse de la loi d’appropriation dont le principe fondamental était au contraire le droit de propriété exclusif de chaque travailleur à son produit. » (l. c., p. 58.) « Quand les ouvriers travaillent pour un salaire, le capitaliste est propriétaire non seulement du capital (moyens de production), mais encore du travail (of labour also). Si l’on comprend, comme c’est l’usage, dans la notion de capital, ce qui est payé pour salaire, il est absurde de parler séparément du capital et du travail. Le mot capital dans ce sens renferme deux choses, capital et travail » (James Mill : Elements of Polit. Econ., etc. p.15)