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MA COUSINE MANDINE

si plein de ressources !… Et puis, on l’avait payée, elle !… vingt piastres !… Hein !…

— Jules n’était pas là ? lui demandai-je lorsque, à bout de souffle, elle s’arrêta, les yeux brillants, les joues en feu.

— Jules avec nous ?… ah !… ah !… Il aurait eu l’air fin !…

— Comment est-il, ton mari ?

— Mais, comme d’habitude : toujours à moitié ivre. Je ne le vois presque plus depuis un mois. Je ne sais pas ce qu’il fait ni où il gîte la moitié du temps !…

— Et… tu ne t’en occupes plus ?

— Ah ! mais non ! Il est devenu absolument abruti… il se drogue, tu sais ! Il est toujours dans le rêve. Je ne sais pas comment il peut garder sa position au gouvernement !

— Mais son salaire ?…

— Je n’en vois pas un sou. Les notes des fournisseurs pleuvent drus à la maison, et je ne sais pas même s’il s’en occupe. Si ce n’était pas de mes amis, je me passerais de manger souvent. Heureusement, je gagne de l’argent avec ma musique, mes amis m’aident, et je me tire d’affaires.

— Tu as reçu mon chèque pour cinquante piastres ?

— Oui…

— Et… tu en as été satisfaite ?…

— Heu !… Maman aurait pu faire mieux que ça ! Une grosse affaire, cinquante piastres !… Ça m’a servi juste pour me procurer quelques robes dont je manquais… pour mes concerts et mes voyages.

— Alors, tu voyages beaucoup ?

— Ça ne fait que commencer. Mes engagements vont devenir plus nombreux et plus rémunérateurs.

— Et cette vie te plaît ?

— Je crois bien ! On est une organisation de gens choisis. Tout du monde chic. Tu sais, les Anglais sont des gentlemen !

— Les Anglaises aussi ?

— Dis donc pas de bêtises ! En tout cas, je me trouve bien mieux avec elles. Je suis mieux traitée par elles que par les Canadiennes-françaises, qui me jalousent.

— Tu ne vois plus les Dubois ?

— Ah ! non ! Celles-là surtout sont jalouses de moi… de mes toilettes ! Ce que j’ai de plaisir à les faire endêver, mon cher !…

Longtemps elle continua de jaser et de me raconter toutes sortes d’histoires sur ses cousines, ses voisines, son entourage enfin. Je l’écoutais avec étonnement, ne pouvant me faire à l’idée d’une telle fièvre, d’un tel besoin d’activité et de distraction chez ma cousine, que j’avais connue toujours joyeuse mais relativement digne et réservée. Sa gaieté d’aujourd’hui ne me semblait pas de bon aloi. Il était évident pour moi qu’elle cherchait à s’étourdir par un flot de paroles décousues et étranges, à se persuader qu’elle était heureuse, enfin. Je devinai que tout cela était factice et, qu’au fond, elle n’était qu’inquiète et nerveuse. Et cela m’attristait.

Après l’avoir écoutée longtemps encore, et quand je vis qu’elle était à bout de racontars, je lui dis, gravement :

— Tu ne m’as pas demandé de nouvelles de ton père et de ta mère ?

— C’est vrai, dit-elle, tout à coup sérieuse. Comment sont-ils tous deux ?

— Ils se portent bien, mais ta mère est triste et bien inquiète à ton sujet.

— Pauvre maman ! Et papa, est-il toujours fâché contre moi ?

Alors je lui racontai ce qui se passait à M…, les succès de l’oncle Toine parmi ses concitoyens, et l’orgueil qu’il en ressentait. Finalement, je lui rapportai la dernière conversation que nous avions eue, son père et moi, à propos d’elle, et je lui dis la raison que j’avais de croire que si elle, Mandine, faisait une tentative vers un rapprochement, si elle se montrait chagrine et repentante de sa fugue, il était possible qu’il pardonnât.

— Ah bien ! dit-elle en éclatant de rire, penses-tu que c’est au moment où je commence à vivre, à m’amuser un peu, que je vais aller me jeter à ses pieds, lui demander pardon ?… Me vois-tu jouer l’enfant prodigue quand il n’y a aucune nécessité pour moi de le faire ?…

— Pas maintenant, peut-être, ma chère, mais n’admets-tu pas que le jour peut arriver où tu seras contente et heureuse de faire ta paix avec lui ? Tu dis que tu ne comptes plus sur ton mari, ou qu’il ne compte plus pour toi. Très bien. Tu as des amis qui le remplacent et qui t’apportent l’aide nécessaire pour subvenir à tes besoins matériels. Très bien encore. Mais ces amis seront-ils toujours là pour t’aider ?

— Si ceux-là me manquent, j’en trouverai d’autres, va !… Avec mes talents, ma jeunesse, ma voix, il m’est permis d’espérer, d’entrevoir un avenir brillant. Oh ! pas au Canada, tu comprends !… Tiens ! lors de notre concert à Renfrew, j’ai eu une offre d’engagement comme organiste dans une église… protestante !…

— Tu n’as pas accepté, j’espère ?

— Non. D’abord, c’est pour une église de petite ville, et le salaire n’est pas assez fort. Ensuite, je vise autre chose de mieux que cela. J’ai la promesse de quelque chose de plus brillant… de plus à mon goût…

— Puis-je te demander en quoi consiste cette promesse ?

— Oh, ce n’est rien de certain encore, mais un membre de notre organisation, un du « set », m’a parlé d’une carrière de chanteuse d’opéra !… Tu en entendras parler plus tard !

— Ce membre, c’est ton grand ami, le Lomer-Jackson ?

À cette question, droite et nette, ma cousine rougit et hésita un instant, puis :

— Quand ce serait lui, me dit-elle d’un ton sec, qu’est-ce que cela te ferait… qu’aurais-tu à dire ?

— Mon Dieu, ma chère cousine, rien… absolument rien ! Seulement, à ta place, j’hésiterais à confier mon avenir, mon bonheur, toute ma vie, à un individu qui, après tout, est un parfait étranger pour nous tous. Comme je te l’ai déjà dit, il peut disparaître un jour ou l’autre pour retourner dans son pays, rejoindre les siens.

— Oh, je sais tout ce que tu penses sur son compte, mais je sais ce que j’ai à faire ! D’ailleurs, connais-tu quelqu’un… un autre ami, qui offrirait de s’occuper de moi, comme il le fait ?

En disant ces mots, ma cousine me lança un regard narquois et provocateur, qui acheva de m’exaspérer. Car son ton, depuis le commencement de notre conversation, tantôt léger