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MA COUSINE MANDINE

et badin, tantôt moqueur et ironique, m’agaçait, m’énervait. Je me levai et fis quelques pas vers la porte du petit salon. Puis je m’arrêtai indécis. J’aurais voulu lui dire combien sa conduite me désappointait et combien son manque de cervelle et de jugement me désolait.

J’ouvris la bouche pour lui crier tout mon réquisitoire, si bien préparé en me rendant chez elle, puis, encore une fois, j’hésitai. Elle aussi s’était levée et s’était rapprochée de moi. Elle me prit le bras et s’y appuya comme elle le faisait autrefois, quand nous nous promenions tous deux dans la campagne à M… Je la regardai. Son regard, de moqueur qu’il était quelques instants auparavant, était devenu inquiet et craintif. Je sentis toute mon exaspération tomber subitement pour faire place à un sentiment que je ne puis qualifier que par le mot « bête ». Ma gorge se serra et une espèce de pitié s’empara de moi. Ce fut gauchement, presque en bégayant, que je lui dis, d’une voix timide :

— Je te respecte trop comme la femme de mon ami… et… je t’aime trop comme ma cousine, pour te dire… tout ce que je pense !… Ce que je te dirais te ferait trop de peine !… Et, je crois que, au fond de ton âme, tu en as assez… de peine et de chagrin… trop !… Seulement, si jamais le jour arrive où je te verrai réellement dans le besoin, où tu seras seule et faible, où tu éprouveras de vrais regrets… ce jour-là, tu me trouveras… si tu veux !…

— Quand je serai prête à jouer l’enfant prodigue… n’est-ce pas ?…

— Folle !… lui dis-je, en prenant mon chapeau et me sauvant presque, pour résister à l’envie de la battre… ou de l’embrasser.


XVIII


Plusieurs semaines, des mois même, s’écoulèrent sans que rien ne me rapprocha de ma cousine ou de son mari. Je piochais ferme à mon bureau, car je voyais venir le jour où j’irais à Toronto subir mon examen final pour le barreau. À part quelques petites fumeries avec des amis du club, les soirs de semaine, et quelques promenades à pied, le dimanche, aux alentours de la ville, je passais mon temps à étudier.

J’avais cependant gardé une profonde impression de ma dernière visite à Mandine, et malgré mes occupations au bureau et dans ma chambre d’étudiant, je pensais souvent à elle, me demandant ce qu’elle devenait. Plusieurs fois, même, je me sentis poussé vers sa demeure avec le désir intense d’aller lui dire bonjour. La pensée de trouver porte close, cependant, m’empêchait de céder à ce désir. Elle pouvait être absente dans une de ses fameuses tournées de concert dont elle m’avait parlé, et sans doute, d’ailleurs, elle ne pensait plus du tout à moi. Ma visite serait probablement inopportune. Sa maison serait remplie de ses amis, anglais et anglaises. Que sais-je ? Mille raisons se présentaient à mon esprit pour refroidir mon désir d’aller vers elle, et maintes fois, après avoir pris mon chapeau et ma canne pour sortir, même après être sorti et avoir fait quelques pas dans la direction de sa demeure, je rentrais de nouveau chez moi, mécontent et nerveux. Alors je remettais au lendemain ou à la semaine suivante cette visite qui me tenait tant au cœur. Puis, j’espérais toujours recevoir un mot d’elle, me demandant d’aller la voir. Que dis-je ? Je désirais même qu’elle fut malheureuse ou dans le besoin, afin d’avoir une raison pour me rendre auprès d’elle.

Je ne recevais aucune nouvelle non plus de son mari. J’avais perdu ce dernier, non seulement de vue, mais son souvenir même s’était peu à peu effacé de mon esprit. La pensée qu’un homme pouvait s’abandonner et s’avilir aussi complètement qu’il l’avait fait l’avait rendu méprisable à mes yeux, et je ne pouvais me résoudre à essayer de le retrouver après la première démarche que j’avais faite auprès de lui, et que j’ai déjà racontée. Je ne me souciais plus même de savoir ce qu’il devenait, ce qu’il faisait.

J’ai souvent regretté depuis cette négligence, ce désintéressement de ma part vis-à-vis celui qui, sans jamais m’avoir été absolument cher, ni même très intime, avait cependant été mon compagnon de classe au collège, et s’était trouvé mêlé à ma vie plus tard. D’ailleurs, n’avais-je pas été, indirectement peut-être et contre ma volonté, un peu la cause de son mariage avec ma cousine, puisque c’était moi qui l’avais mené dans la maison et dans la famille où il avait rencontré sa destinée ? Cependant, le cœur humain est ainsi fait qu’il oublie vite celui ou celle que les conditions de la vie écartent de sa route ou de ses intérêts particuliers.

Donc, j’avais complètement oublié mon ami Jules Langlois, lorsqu’un matin, vers neuf heures, le père Dubois, que je n’avais pas vu non plus depuis trois ou quatre mois, arriva tout excité à mon bureau. Il avait marché très vite, car il était essoufflé et tout en nage. Sans même me dire bonjour, il s’approcha de ma table, où j’étais à écrire, et me demanda brusquement :

— Vous ne savez pas la nouvelle ?…

— La nouvelle !…

— Jules Langlois est à l’hôpital depuis hier soir, sans connaissance !…

— Jules Langlois à l’hôpital ?…

— Oui, depuis hier soir, et il n’y a personne pour s’occuper de lui. Sa femme est absente en voyage. La maison est fermée, et Madame Dubois m’envoie vous avertir pour que vous fassiez ce qui est nécessaire. Moi, je ne puis rien… mon bureau… mon travail !… Vous comprenez ?

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à Jules ?

— Un accident, une attaque… On ne sait pas trop quoi. Il a été trouvé hier soir dans la rue, vers dix heures, avec une blessure à la tête et sans connaissance !…

— Et sa femme est absente ?

— Oui, depuis trois jours la maison est fermée.

— Grands dieux !… en voilà une affaire !…

Et je restais là, hébété, ne sachant que faire, que décider. Évidemment, il fallait agir, mais comment, dans quel sens ?…

Le père Dubois n’était pas un homme de ressources ni de décision. Je n’avais rien à espérer de lui. Il me fallait agir seul et immédiatement. Le plus pressé était d’aller aux renseignements à l’hôpital.

Le père Dubois s’excusa de ne pouvoir m’accompagner, et je partis seul, lui disant que