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ŒUVRES POSTHUMES.

montagne dentelée comme une crête jusqu’à la dernière cime de la Dent-du-Chat. Des deux côtés de la route, des vignes courant d’arbre en arbre étouffaient sous leurs feuilles les branches frêles de leurs soutiens et elles se développaient en guirlandes à travers les champs, en guirlandes vertes, jaunes et rouges, festonnant d’un tronc à l’autre et tachées de grappes de raisin noir.

La route était déserte, blanche et poudreuse. Tout à coup un homme sortit du bosquet de grands arbres qui enferme le village de Saint-Innocent, et pliant sous un fardeau, il venait vers moi appuyé sur une canne.

Quand il fut plus près je reconnus que c’était un colporteur, un de ces marchands ambulants qui vendent par les campagnes, de porte en porte, de petits objets à bon marché, et voilà que surgit dans ma pensée un très ancien souvenir, presque rien, celui d’une rencontre faite une nuit, entre Argenteuil et Paris, alors que j’avais vingt-cinq ans.

Tout le bonheur de ma vie, à cette époque, consistait à canoter. J’avais une chambre chez un gargotier d’Argenteuil et, chaque soir, je prenais le train des bureaucrates, ce long train, lent, qui va, déposant, de gare en gare, une foule d’hommes à petits paquets, bedonnants et lourds, car ils ne marchent guère, et mal culottés, car la chaise administrative déforme les pantalons. Ce train, où je croyais retrouver une odeur de bureau, de cartons verts et de papiers classés, me déposait à Argenteuil. Ma yole m’attendait, toute prête à courir sur l’eau. Et j’allais dîner à grands coups d’aviron, soit à Bezons, soit à Chatou, soit à Épinay, soit à Saint-Ouen. Puis je rentrais, je remisais mon bateau et je repartais pour Paris à pied, quand j’avais la lune sur la tête.