L'indépendance de sa parole faisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaient avec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu'on fut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti, remercia ses "collaborateurs", leur promit sa protection d'autant plus efficace que son autorité grandissait, et il termina par une péroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernement libéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi les humbles.
M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita, congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; et des applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceaux d'éloquence. Après quoi l'on se mit sérieusement à manger.
Tout alla bien jusqu'au dessert, la misère des propos ne gênant personne. Mais, au café, une discussion s'élevant déchaîna tout à coup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.
On parlait d'amour naturellement, et un souffle de chevalerie grisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation la beauté supérieure de la femme, sa délicatesse d'âme, son aptitude aux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de ses sentiments. M. Rade, se mit à protester, refusant avec énergie au sexe qualifié de "beau" toutes les qualités qu'on lui prêtait ; et, devant l'indignation générale, il cita des auteurs :
"Schopenhauer, Messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l'Allemagne vénère. Voici ce qu'il dit : "Il a fallu que l'intelligence de l'homme fût bien obscurcie par l'amour pour qu'il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet, réside dans l'instinct de l'amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l'appeler l'inesthétique.