Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/109

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ces yeux de cochers de Paris sont terribles ! Quand on songe qu’à tout moment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu’ils ont conduits une seule fois, en pleine nuit, d’une rue quelconque à une gare, et qu’ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu’il y a d’heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu’ils affirment : « Voilà bien l’homme que j’ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l’an dernier ! » n’y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu’on risque ce que risque une jeune femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu de ces cochers ! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par semaine. C’étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l’autre voile, épais et noir comme un loup, et se l’appliquait sur les yeux. Cela cachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l’ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà ? Oh ! dans cette rue de Miromesnil, quel supplice ! Elle croyait reconnaître les passants, tous les domestiques, tout le monde. À peine la voiture arrêtée, elle sautait et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout, — son adresse, — son nom, — la profession de son mari, — tout, — car ces concierges sont les plus subtils des policiers ! Depuis deux ans elle voulait l’acheter, lui donner, lui jeter, un jour ou l’autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas une fois