Page:Maurice Denis Théories (1890-1910)-1920.djvu/275

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C’est un Chardin de décadence, et parfois il dépasse Chardin. Il y a du Gréco en lui, et souvent il a la santé de Véronèse. Mais ce qu’il est, il l’est naturellement, et tous les scrupules de sa volonté, toute l’assiduité de son effort n’ont fait que servir et exalter ses dons naturels.

On n’a voulu ici que définir l’œuvre du peintre : on n’a pas tenté d’en exprimer la poésie. Toute la magie des mots ne suffirait pas à traduire pour qui ne l’aurait pas eue l’impression inoubliable que donne la vue d’un beau Cézanne. Le charme de Cézanne ne se décrit pas ; et l’on ne saurait non plus dire la noblesse de ses paysages, la fraîcheur de ses gammes de vert, la pureté et la profondeur de ses bleus, la délicatesse de ses carnations, l’éclat et le velouté de ses fruits. Peu d’artistes ont eu une sensibilité aussi originale ; — mais cela a été dit de tant d’autres à notre époque qu’il vaut mieux n’y pas insister, c’est le plus banal éloge qu’on puisse faire d’un artiste. — Il aimait à parler avec une apparente modestie de sa petite sensation, de sa petite sensibilité. Il se plaignait que Gauguin la lui eût prise, et qu’il l’eut « promenée dans tous les paquebots ». À la vérité son art est si naturel et si concret, si vivant et si spontané qu’il est difficile de s’inspirer de sa technique et de ses méthodes sans emporter en même temps un peu du meilleur de lui-même. Pour Félibien, parlant des peintres, la sensation est : l’Application des choses à l’esprit ou le Jugement que l’esprit en porte. Les deux opérations, l’Aspect et le Prospect, comme dit Poussin, ne sont guère plus séparées chez Cézanne. Organiser ses sensations[1] c’est une discipline du xviie siècle : c’est la limitation préméditée de la réceptivité de l’artiste. Mais le véritable artiste est comme le vrai savant, « une nature enfantine et sérieuse »[2]. Il accomplit ce miracle de conserver, parmi l’effort et les scrupules, toute sa fraîcheur et sa naïveté.

  1. « Dans le peintre il y a deux choses : l’œil et le cerveau, tous deux doivent s’entraider ; il faut travailler à leur développement mutuel : à l’œil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées qui donne les moyens d’expressions. «(Cité par E. Bernard, loc. cit.) Poussin écrivait à M. de Chantelou : « Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées. »
  2. E. Renan.