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Page:Maurice Leblanc (extrait L’homme à la peau de bique), 1999.djvu/9

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Le surlendemain l’épicier et son garçon de magasin, convoqués en hâte, reconnaissaient formellement, à son costume et à sa stature, le voyageur qui, la veille du crime avait acheté des provisions et de l’essence.

Ainsi donc toute l’affaire recommençait sur de nouvelles bases. Il ne s’agissait plus d’un drame à deux personnages — un homme et une femme — dont l’un avait tué l’autre ; mais d’un drame à trois personnages, avec deux victimes dont l’une était précisément l’homme que l’on accusait d’avoir tué sa compagne ! Quant à l’assassin, aucun doute. C’était le troisième personnage qui voyageait à l’intérieur de l’automobile, et qui prenait la précaution de se dissimuler derrière les rideaux. Se débarrassant d’abord du conducteur, il l’avait dépouillé, puis, blessant la femme, il l’emportait dans une véritable course à la mort.

Affaire nouvelle, découvertes inopinées, témoignages imprévus… On pouvait espérer que le mystère allait s’éclaircir, ou, tout au moins, que l’instruction ferait quelques pas dans la voie de la vérité. Il n’en fut rien. Un cadavre se rangea auprès du premier cadavre. Des problèmes s’ajoutèrent aux autres problèmes. L’accusation d’assassinat passa de celui-ci à celui-là.

Voilà tout. En dehors de ces faits tangibles, évidents, les ténèbres.

Le nom de la femme, le nom de l’homme, le nom de l’assassin, autant d’énigmes.

Et puis, qu’était devenu cet assassin ? S’il avait disparu d’une minute à l’autre, c’eût été déjà un phénomène passablement curieux. Mais le phénomène touchait au miracle en ce que l’assassin n’avait pas absolument disparu ! Il était là ! Il revenait sur le lieu de la catastrophe ! Outre la peau de bique, on ramassa un jour une casquette de fourrure, et, prodige inouï, un matin, après une nuit complète passée en faction dans les rochers du fameux tournant, des lunettes de chauffeur, cassées, rouillées, salies, hors d’usage. Comment l’assassin avait-il pu rapporter ces lunettes sans que les agents le vissent ? Et surtout, pourquoi les avait-il rapportées ?

Il y eut mieux. La nuit suivante, un paysan, obligé de traverser la forêt, et qui, par précaution, avait emporté son fusil et emmené ses deux chiens, s’arrêta net au passage d’une ombre dans les ténèbres. Ses chiens — deux chiens-loups à demi sauvages et d’une vigueur exceptionnelle — bondirent au milieu des taillis et la poursuite commença.