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Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/72

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Essais de sociologie

alliage et de tout intérêt. Il ne suffit pas non plus d’être sociologue, même compétent, pour dicter des lois. La pratique, elle aussi, a ses privilèges. Même, souvent, la carence de la science est telle qu’il vaut mieux se confier à la nature, aux choix aveugles et inconscients de la collectivité. Il est maintes fois bien plus rationnel de dire qu’« on ne sait pas », et de laisser se balancer les impondérables naturels — ces choses de conscience dont on ne saisit pas à quoi de précis elles correspondent : les intérêts, les préjugés. Ceux-ci se heurtent dans les tribunaux, la presse, les bourses et les parlements ; ils s’expriment dans l’éthos et le pathos des orateurs, dans les adages du droit, les proclamations des maîtres de l’heure, les ordres souverains du capital et de la religion, les mouvements de la presse, les élections plus ou moins claires. Et il vaut mieux laisser ces forces agir. L’ignorance consciente est meilleure que l’inconscience. L’aveu d’impuissance ne déshonore ni le médecin, ni l’homme d’État, ni le physiologue, pas plus que le sociologue. Ce « complexus » si riche de consciences, de corps, de temps, de choses, de forces anciennes et de forces latentes, de chances et de risques qu’est une société, devrait être traité le plus souvent comme une immense inconnue par les gens qui prétendent le diriger — alors qu’ils sont dirigés par lui, ou qu’ils tentent tout au plus d’exprimer son mouvement par les symboles que leur fournissent le langage, le droit, la morale courante, les comptes en banque et les monnaies, etc.

Ceci est dit, non pour diminuer, mais, au contraire, pour exalter l’art politique et son originalité. Le tour d’esprit du politicien, son habileté à manier les formules, à « trouver les rythmes » et les harmonies nécessaires, les unanimités et à sentir les avis contraires sont du même genre que le tour de main de l’artisan : son talent est aussi précieux, aussi natif ou aussi traditionnel, aussi empirique mais aussi efficace. La science n’est créatrice que rarement. L’homme de loi, le banquier, l’industriel, le religieux sont en droit d’agir en vertu de leurs connaissances pratiques et de leurs talents. Il suffit d’avoir administré ou commandé pour savoir qu’il y faut une tradition pratique, et qu’il y faut aussi une chose qu’un psychologue mystique traduirait en termes d’ineffable : un don. Aucune raison ni théorique, ni pratique ne justifie donc un despotisme de la science. Seulement cette distinction de l’art et de la science, et cette constatation de la primauté actuelle de l’art politique étant bien posées, la socio-