Page:Meillet - Les Langues et les Nationalités, paru dans Scientia, 1915.djvu/2

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nationalité et où, avec une admirable persévérance, l’Angleterre répare peu à peu les fautes commises contre l’Irlande dans les siècles passés, l’Allemagne a des sujets qu’elle s’efforce de dénationaliser, en Alsace-Lorraine, en Slesvig, en Pologne. Et, quant à l’Autriche, tout le monde sait qu’elle n’est pas une nation, mais l’ensemble des pays de la couronne des Habsbourg, où une bureaucratie, surtout allemande, comprime les aspirations des Tchèques, des Ruthènes, des Slovènes et des Italiens, pour ne rien dire des Polonais qui y ont une situation privilégiée, sans y pouvoir développer néanmoins une vie véritablement nationale.

Quelles que soient les origines lointaines de la guerre, l’essentiel de la lutte est entre les Allemands de l’Empire et d’Autriche, qui veulent grandir leur rôle déjà si fortement dominant, et plusieurs nations qui, se refusant à subir l’hégémonie allemande, sont décidées à tous les sacrifices pour maintenir la plénitude de leur vie nationale.

Ainsi conçue, la guerre actuelle apparaît comme la suite des longues luttes qui ont abouti à imposer à une grande partie du monde la langue de la nation indo-européenne, puis à substituer les langues indo-européennes soit les unes aux autres, soit à des nations parlant des langues d’autres familles. Ce type de luttes semblaient périmé ; et c’est avec horreur qu’on a vu sortir de la tombe où on le croyait muré ce revenant du passé.

Entre la langue indo-européenne initiale dont toutes les langues dites indo-européennes, qui sont connues à date historique, sont des transformations, et les diverses langues de la famille que l’on peut observer, on est obligé de supposer l’existence de langues communes pour rendre compte des ressemblances très étroites que l’on constate entre diverses langues ; on doit supposer un indo-iranien commun (ou aryen) pour expliquer les ressemblances entre le sanskrit et l’iranien, un germanique commun pour expliquer les ressemblances entre le gotique, le norvégien (dont l’islandais n’est qu’un dialecte), le suédois, l’allemand, l’anglais et ainsi de suite. Chacune de ces langues communes, qui est une forme de l’indo-européen évolué de manière particulière, suppose une nation à qui cette