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On a observé que, dans une île malaise, près de Sumatra, il est interdit de parler des yeux durant la saison de la chasse. Il est impossible de ne pas songer à cette particularité — et peut-être aussi à la superstition du mauvais œil — quand on voit de quelle manière bizarre le vieux nom de l’œil — dont la forme était, il est vrai, très anomale — a été remplacé en irlandais. Au lieu du nom indo-européen de l’œil, l’irlandais emploie le nom du soleil, évidemment parce que le soleil était considéré comme l’œil qui voit tout (Avesta, Yasna, I, ii ; Homère, Γ, 277) : en regard de gall. heul, corn. heuul, bret. héol « soleil » (cf. gr. ἥλιος (hêlios), got. sauil, lit. sáulė, etc.), l’irlandais a súil « œil » : une pareille déviation de sens ne devient naturelle et explicable que si l’on admet que le nom propre de l’œil a été éliminé, et en effet ce nom ne se retrouve pas plus en brittonique qu’en gaélique.

La forme germanique (got. augo, etc.) est trop semblable à lit. akìs, v. sl. oko, lat. oculus, homér. ὄσσε (osse), etc., pour en être séparée, trop différente pour y être ramenée par aucun procédé connu ; n’y aurait-il pas ici une forme voisine de l’ancien nom à laquelle on aurait recouru parce que ce nom lui-même aurait été taboué ? alors toute recherche directe de l’étymologie de got. augo serait inutile et vaine ; peut-être a-t-on affaire à quelque déformation ou à quelque adaptation d’un mot de sens plus ou moins éloigné. On remarquera d’ailleurs que, tout en appartenant pour la plupart à une