Page:Mercier - L’An deux mille quatre cent quarante.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
L’AN DEUX MILLE

l’indigence du misérable & l’impossibilité où il est d’en sortir en conservant sa probité ; si je comptois les rentes qu’un malhonnête homme acquiert, & les degrés de considération dont il jouit à mesure qu’il devient plus fripon…[1] tout cela me meneroit trop loin : bon soir. Je pars demain ; je pars demain, vous dis-je : je ne puis être plus longtems dans une ville si malheureuse, avec tant de moyens de ne l’être pas.

Je suis dégoûté de Paris comme de Londres. Toutes les grandes villes se ressemblent ; Rousseau l’a fort bien dit. Il semble que plus les hommes font de loix pour être heureux en se réunissant en corps, plus ils se dépravent, & plus ils augmentent la somme de leurs maux. On pouvoit cependant raisonnablement penser qu’il devoit en arriver le contraire ; mais trop de gens sont intéressés à s’oposer au bien général. Je vais chercher quelque village où, dans un air pur et des plaisirs tranquilles, je puisse déplorer le

  1. Autrefois on n’aidait point l’homme vertueux, mais on l’estimoit au moins. Aujourd’hui, ce n’est plus cela. Je me rapelle la réponse d’une Princesse à son Intendant. Elle lui donnoit six cent livres de gages, & il se plaignait de n’être point assez payé. Comment faisoit donc votre prédécesseur, lui dit-elle ? il n’est demeuré que dix ans à mon service, & il s’est retiré avec vingt mille livres de rente. Madame, il vous voloit, répondit L’Intendant ; Eh bien, Monsieur, repliqua la Princesse, volez-moi.