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Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/101

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La pluie ayant cessé, les nègres chargés d’arrêter les bois de dérive, étaient revenus sur la levée ; mais il ne fallait pas songer à reprendre l’ouvrage. Le vent soufflait toujours avec force ; le fleuve, soulevé comme une mer intérieure, déferlait en vagues énormes et rapides ; ses rives étaient frangées d’une écume qui jaillissait plus haut que la levée. Sous la triple impulsion du vent, du courant et des remous, les flots s’entrechoquaient et s’enchevêtraient les uns dans les autres. Les bois de dérive bondissaient comme les pièces d’un radeau disloqué, ceux-ci entraînés par le courant central, ceux-là rebroussant chemin dans les contre-courants, d’autres pivotant comme des roues horizontales.

Les nègres regardaient avec terreur l’esquif de Démon, s’attendant à chaque instant à le voir sombrer.

Tout jeune qu’était Démon, et malgré la vivacité de son caractère, il avait du sang-froid. Seul, aux prises avec un danger compliqué, il lui opposait une résistance raisonnée et énergique ; il ne pensait pas à la mort ; il venait d’être baleiné comme un esclave, il était humilié, déshonoré, il fuyait pour cacher sa honte ; il n’avait qu’une idée, mettre ce grand fleuve entre lui et l’habitation de son père.

Les nègres tressaillirent à la voix de Saint-Ybars.

« Misérables ! s’écria leur maître ; vous êtes là comme des bûches ; vous n’allez pas au secours de mon fils ! »

Et il donna l’ordre que quatre d’entre eux descendissent dans un canot. Pour eux c’était aller à une mort certaine ; leur maître, se dirent-ils, n’avait pas le droit d’exiger cela d’eux ; ils s’enfuirent.

« Ne perdons pas de temps, dit Salvador ; nous pouvons nous passer de ces capons. »

Ils entrèrent dans un esquif à deux avirons ; Saint-Ybars saisit le gouvernail, Salvador rama.

Les nuages étaient revenus, ils passaient par groupes serrés ; malgré leur masse compacte, ils filaient rapidement vers le nord. L’air était chaud, le jour sombre, l’eau d’un jaune sale.