Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dissipait la brume bleuâtre, que la nuit avait laissée derrière elle sur les champs de cannes à sucre. Il alla s’asseoir sur la galerie qui faisait face à l’Orient, et regarda le soleil se levant derrière le rideau lointain et sombre de la cyprière. Se rappela-t-il, en ce moment, ses promenades matinales d’autrefois dans les campagnes de son pays ? c’est probable ; pourtant il ne soupira pas de regret : il avait accepté de bonne grâce la position que les événements lui avaient faite, et, sans renoncer à l’avenir, il se concentrait tout entier dans le présent.

Antony Pélasge était d’une famille originaire des Cévennes. Parisien de naissance, il ne l’était pas de caractère. Il avait le sérieux que la persécution religieuse avait imprimé à l’esprit de ses ancêtres ; mais s’il avait la gravité d’un huguenot, la ressemblance entre lui et ses aïeux n’allait pas plus loin. C’était une nature essentiellement philosophique, une âme reposée et forte. Dès son enfance, il avait montré un goût prononcé pour l’étude. À seize ans, il terminait brillamment ses classes ; à dix-neuf ans, il sortait de l’École normale, signalé au ministre de l’Instruction publique comme un des plus capables parmi ses camarades ; à vingt ans, il enseignait la rhétorique dans un des collèges de Paris. Il eût certainement fait un chemin rapide dans la carrière universitaire, sans les troubles politiques qui en 1848 le jetèrent hors de sa voie. C’était l’homme des convictions ; en tout il cherchait la vérité, et, quand il l’avait trouvée, il y puisait une force de volonté qu’aucun obstacle ne pouvait abattre. Pour lui le progrès indéfini de l’esprit humain ne faisait aucun doute ; aussi, contemplait-il, dans un avenir certain, l’affranchissement général des peuples et leur fédération sur les bases d’un droit universel. La raison était sa religion ; la science était son culte ; il avait pour devise : Savoir c’est être libre.

Le temps s’écoule rapidement, quand on voyage dans un pays que l’on n’a jamais vu. Pélasge, en entendant sonner la cloche du déjeuner, eut de la peine à croire qu’il fût déjà neuf heurs. Après le repas, les domestiques