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Page:Mercier - L’Habitation Saint-Ybars.djvu/71

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d’une rougeur pudique, prouve qu’elle a le sentiment des changements qui se sont effectués en elle.

Quoique Nogolka soit la dupe de son propre cœur, elle écoute la voix de l’instinct qui lui conseille de cacher à tous les yeux, avec le plus grand soin, l’affection qu’elle a pour Pélasge. Elle est aimée de quelqu’un qu’elle n’aime pas, aimée avec fureur, aimée avec toute l’âpreté d’une passion criminelle. C’est là la cause de cette tristesse que Pélasge remarquait sur ses traits, la première fois qu’il la vit. Si celui qui est consumé pour elle d’un amour qu’elle repousse, venait à soupçonner que Pélasge est plus heureux que lui, Dieu sait ce qui arriverait ! un orage éclaterait certainement, et il en sortirait quelque catastrophe.

Mamrie ne se possède pas de joie, en voyant Démon justifier, avec tant d’éclat, l’opinion qu’elle a toujours eue de son intelligence. Elle chante, sur l’air de Malbrouck s’en va-t-en guerre, une complainte qu’elle a composée en patois créole, pour déplorer la déconfiture de M. Héhé. Toutes les jeunes domestiques savent cette chanson par cœur, et elles ne manquent jamais, quand passe le protégé de Mlle Pulchérie, de lui en décocher un couplet.

Lagniape rend plus de services qu’on n’en aurait attendu d’un pauvre être disgracié comme elle. Peu à peu Mme Saint-Ybars, ses filles et belles-filles se sont habituées à regarder le cul-de-jatte sans cet effroi et cette pitié douloureuse qu’elles éprouvaient au commencement. Ces dames l’admettent dans leur intimité. Comme Lagniape parle facilement et avec esprit, elle est pour ses maîtresses une chronique d’où elles tirent des renseignements sur l’origine des principales familles du pays, sur les modes et les aventures galantes du temps passé, sur l’adoption des enfants nés dans le mystère. On rit de bon cœur quand la malicieuse vieille prenant telles gens connus aujourd’hui pour leur orgueil de race, montre comment le blanchissement de la peau s’est fait chez eux de génération en génération.