Page:Mercier - Le Nouveau Paris, 1900.djvu/131

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deux sur une longue ligne, que le peuple désigna depuis sous le nom de queue. Les jeunes filles n’étaient point les dernières à se mettre en rang. Leurs propos agaçants, leurs ris immodérés se faisaient entendre de loin, et réveillèrent plus d’un adolescent. L’obscurité de la nuit, les portes des allées entr’ouvertes à propos, favorisèrent des tête-à-tête adroitement concertés et la luxurieuse audace de la jeunesse qui ne sait point aimer. On voyait aussi des hommes sexagénaires, des valets, des garçons de boutique, qui s’arrêtant sur chaque rang, faisaient le signalement des visages et choisissaient leurs dulcinées. D’autres plus déhontés, se ruaient en taureaux sur les femmes qu’ils embrassaient toutes l’une après l’autre. Rien n’était sacré pour leurs mains, complices visibles de leurs fougueux désirs ; et voilà comme ces rapprochements dangereux achevèrent de pervertir la morale et d’éteindre toute pudeur. Les sentiments de fraternité s’anéantirent aussi dans tous les cœurs. Chacun se fit une maxime de se préférer ouvertement à son semblable. La ruse devint une qualité commune à tous les esprits. Les derniers de la file surent se faufiler aux premiers rangs. Bientôt les femmes luttèrent de force contre les hommes. Leurs caractères s’aigrirent par la résistance des plus forts. Toutes devinrent plus irascibles ; toutes contractant l’habitude de jurer, on ne distingua plus leurs voix enrouées par les cris de la colère, d’avec celles des charretiers.

Aux débats scandaleux succédaient des intervalles de silence, on entendait alors les vagissements des enfants, et les cris d’autres plus âgés qui demandaient du pain. Ah ! que je plaindrais l’être insensible qui n’aurait pas été ému de ces cris !

À peu près dans ce même temps, on remarqua que d’autres queues se formèrent pour l’huile, le savon et la chandelle. Au mois de Mai il y en eut une qui, commençant à la porte d’un épicier du Petit Carreau, s’allongeait jusqu’à la moitié de la rue Montorgueil. Les ouvriers, l’air morne et les yeux fichés en terre, comp-