Page:Mercier - Le Nouveau Paris, 1900.djvu/266

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ferme et décidé ; il soutient votre regard avec l’assurance la plus complète. Deux espèces de commis entrent et sortent sans cesse pour annoncer les arrivants.

On ne rit point dans ce sanctuaire, et moi-même j’en perdis l’envie en contemplant tant de figures demi-consternées et qui ne plaisantent pas sur les oracles qu’elles viennent de recevoir. On s’assied dans un vieux et large fauteuil. Il interroge tout bas et il marmotte à chacun sa sentence. Il place le doigt sur la carte géographique, et il m’a paru que c’était dans l’instant des plus augustes révélations.

La joie est dans ses yeux en voyant l’affluence de tant de questionneurs. Il bat, il mêle incessamment ses cartes ; elles en sont devenus grasses. On dirait qu’il lit dans ce jeu : il attend vos premières paroles, et il tient alors les yeux baissés. Cependant l’argent pleut sur sa table. Je puis certifier, d’après les renseignements que j’ai pris, qu’il fait au moins six à sept louis par jour ; car le plus pauvre devient prodigue lorsqu’il veut percer la nuit des destins. Lorsqu’on ne lui offre que douze sous, il jette la pièce avec dédain, et dit avec un air de dignité : Allez trouver des tireurs de cartes du Pont-Neuf et des carrefours. Le consultant rougit et offre la grosse pièce. — Non, jamais défunt académicien français n’a mis plus de distance entre lui et un académicien de province. Quoiqu’il gagne beaucoup, son antre a constamment l’air d’un galetas. Il sait qu’on ne le consulterait plus s’il habitait dans un appartement propre et superbe. Il a fort bien deviné par instinct que le peuple ne croyait à l’esprit prophétique que dans un lieu qui eût l’air d’un certain désordre. Il élève souvent la voix, et quand ses arrêts formidables sont rendus, il fait un signe, et l’on se retire.

Là, nul ne se moque de son voisin ; c’est à front découvert et avec un air craintif que chacun s’est avancé vers la table mystérieuse. L’on sort en rêvant aux paroles, et l’on n’affiche jamais une incrédulité entière. Qui veut rire ou sourire, ne rit là que du bout des lèvres.