Page:Mercier - Le Nouveau Paris, 1900.djvu/52

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Les bouchers avaient sur leur flamme un large couteau, et on lisait dessous : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers ! d’énormes monceaux disparaissaient sous leurs bras nerveux ; des ouvriers de la Bastille ont amené dans des charrettes tous les instruments qui ont servi à renverser l’horrible forteresse. Les imprimeurs sont accourus mettre la main à l’œuvre patriotique : il était écrit sur leur drapeau : Imprimerie, premier drapeau de la liberté.

Plusieurs communautés de moines se rendirent aussi au cirque de la fédération ; un jeune ecclésiastique, bien frisé, bien ambré, bien lustré, semblait regarder cette belle scène en pitié ; …à la brouette ! à la brouette ! cria-t-on autour de lui ; il en prend une nonchalamment. Un vigoureux patriote, qui, pour faire plus d’ouvrage, avait sur le dos une hotte remplie de terre, et roulait une brouette, passe près de lui, et lui dit : laissez, laissez-là cet instrument que vous profanez. Il quitte sa brouette, s’empare de celle de M. l’abbé, va vider la terre hors du Champ-de-Mars pour qu’elle ne le souille pas, revient, reprend son fardeau et continue son ouvrage.

On a vu toute une famille travaillant au même endroit ; le père piochait, la mère chargeait la brouette, leurs enfants la roulaient tour à tour, tandis que le plus jeune, âgé de quatre ans, porté dans les bras de son aïeul, qui en avait quatre-vingt-treize, bégayait en riant : ah ! ça ira ! ça ira !

Une chose vraiment remarquable dans cette foule immense de gens inconnus les uns aux autres, c’est l’extrême confiance qui régnait parmi eux ; un jeune homme arrive, ôte son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin ; on lui crie : Et vos deux montres ? — On ne se défie point de ses frères, répondit-il en s’éloignant ; et ce dépôt fut religieusement respecté.

On a remarqué un honnête citoyen, suivi d’une brouette chargée d’un tonneau de vin ; il tenait des verres, et offrait à boire gratuitement aux travailleurs. Mes frères, disait-il, ne buvez point, si vous n’avez pas soif, pour ne point épuiser sitôt le tonneau ; et on ne voyait en effet se présenter à