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Page:Mercure de France, t. 68, n° 244, 15 août 1907.djvu/79

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moi, qui l’observe depuis longtemps, qui ne perds rien du moindre de ses mots, qui recueille tout ce qu’elle dit, et devine ce qu’elle n’ose pas me dire… Tu ne sais pas la peine que j’en ai pu sentir. Songe, nous être compris, durant deux années, au point d’échanger nos sentiments selon des modes identiques, de confondre nos timbres de voix… Il sourit avec contrainte : — voilà qui ravirait un Po-ète ?… enfin, conçois une vie harmonieuse, entre deux êtres frémissant d’accord… Et puis suppose que l’un de ces êtres, par je ne sais quelle dysphonie spirituelle, se discorde de l’autre, et, peu à peu, lui devienne indifférent, apathique, étranger, très sourd, et lointain… lointain… Oh ! comme s’ils vivaient tous deux dans un monde séparé… Il confia :

— Ma femme ne vit plus pour moi, dans ce monde-ci.

Il se tut. J’entendis faiblement sonner l’écho de ses derniers mots, et cet écho me sembla plus triste encore que sa véritable voix. Je dis avec une légère oppression des paroles volontiers banales :

— On s’exagère toujours la maladie de ceux qu’on aime. Et j’allais m’abandonner, et sympathiser, quand je me souvins que, chez un fou, la douleur n’est point à prendre en considération, puisqu’elle est hors de notre expérience, de nos habitudes à nous, gens normaux. Surtout quand il s’agit du lamentable et délicieux objet féminin, les raisons de peiner sont à ce point nombreuses que l’on peut traiter d’insensé celui-là qui en forge de nouvelles ! Décidément sa folie se confirmait ; sa folie devenait folle : qui donc s’est jamais inquiété qu’une femme ou qu’un homme hésitât à marcher dans la nuit… ? Quant à se vanter pour la vie commune d’une entente pérennelle et sans ombres, et sans rides ? Certes, il serait beau que cela fût ainsi. Mais on s’en passe : c’est une habitude à prendre, n’est-ce pas ? Pourquoi plaindre mon ami, en révolte contre nos « habitudes », ou, simplement, en marge ? Et je me remis d’avance à la bonne odeur des cheveux de Mathilde, à ses yeux, à quelques baisers, du soin de me faire oublier toutes ces doléances équivoques.

— Cela s’est fait, continuait-il, d’une sorte si insidieuse, que j’ai mis quelque temps à me rendre compte des premiers changements. Ainsi, elle me stupéfia en m’apprenant d’elle-même que la clarté du jour influe sur son entrain, sur la joie