tait l’Eurydice, l’amante aux poignets pleins de fange… Je me sauvai.
La nuit et le parfum des vignes m’apaisèrent. Le chemin était fort long. Je me sentais encore étourdi de résonances à demi réelles, et marchais, penché sur moi-même. À un détour, en face d’une barrière blanche assez pareille aux autres et que je reconnaîtrais cependant entre toutes, une idée vint brusquement se ficher, comme un pieu, dans ma cervelle : il me sembla butter contre l’obstacle intérieur, et, d’instinct, je portai le front en arrière :
— Évidemment, m’affirmai-je : elle et lui ne relèvent pas des mêmes sortes de sentir… évidemment ils habitent un monde différent… ils engrènent, ils alternent l’un pour l’autre, peut-être, ils ne se pénètrent pas ; ils ne s’entendent pas.
Je donnai un furieux coup de canne sur un fil de fer qui bordait la route, à droite. Il résonna en frissonnant dans toute sa longueur, et cela me fit plaisir aux oreilles.
— Un monde différent… Deux mondes ! Une angoisse indescriptible me prit : lequel est le mien, celui où je vis, où je vais et viens… Et aussi lequel est le vrai ? Mais ceci n’avait plus de sens. Je corrigeai : lequel est le plus vrai… ou le moins faux, le meilleur ? — Ainsi j’accumulais de petites épithètes inutiles, et me dévidais un questionnaire oiseux. — Nouveau coup de canne, et nouveau sifflement métallique.
Rien ne répondit, ni moi-même à moi. Certes, j’aurais dû conclure péremptoirement à l’irréalité de l’un de ces mondes : le neuf, l’insolite, l’ « inouï ». Et je tenais, toute prête, la solution logique et paresseuse : André était fou : sa femme me l’avait dit… Pourtant, cela s’imposait avec une médiocre insistance. Bien plus, je savais que c’était là la dernière hypothèse à reconnaître : je me serais accusé moi-même, désormais. — N’avais-je pas un instant partagé cette « folie » ?
Et puis, cent mètres plus loin, — comme un sentier fonçait sur ma gauche, dans le noir d’une saulaie, tout changea. Des notions sèches et impératives surgissaient, et des formules me venaient aux lèvres : « Construction du monde extérieur… La perception extérieure est une hallucination vraie… » Je sentis, à l’allure professorale de ces réminiscences, combien l’esprit