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Page:Mercure de France, t. 68, n° 244, 15 août 1907.djvu/89

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tait l’Eurydice, l’amante aux poignets pleins de fange… Je me sauvai.

*

La nuit et le parfum des vignes m’apaisèrent. Le chemin était fort long. Je me sentais encore étourdi de résonances à demi réelles, et marchais, penché sur moi-même. À un détour, en face d’une barrière blanche assez pareille aux autres et que je reconnaîtrais cependant entre toutes, une idée vint brusquement se ficher, comme un pieu, dans ma cervelle : il me sembla butter contre l’obstacle intérieur, et, d’instinct, je portai le front en arrière :

— Évidemment, m’affirmai-je : elle et lui ne relèvent pas des mêmes sortes de sentir… évidemment ils habitent un monde différent… ils engrènent, ils alternent l’un pour l’autre, peut-être, ils ne se pénètrent pas ; ils ne s’entendent pas.

Je donnai un furieux coup de canne sur un fil de fer qui bordait la route, à droite. Il résonna en frissonnant dans toute sa longueur, et cela me fit plaisir aux oreilles.

— Un monde différent… Deux mondes ! Une angoisse indescriptible me prit : lequel est le mien, celui où je vis, où je vais et viens… Et aussi lequel est le vrai ? Mais ceci n’avait plus de sens. Je corrigeai : lequel est le plus vrai… ou le moins faux, le meilleur ? — Ainsi j’accumulais de petites épithètes inutiles, et me dévidais un questionnaire oiseux. — Nouveau coup de canne, et nouveau sifflement métallique.

Rien ne répondit, ni moi-même à moi. Certes, j’aurais conclure péremptoirement à l’irréalité de l’un de ces mondes : le neuf, l’insolite, l’ « inouï ». Et je tenais, toute prête, la solution logique et paresseuse : André était fou : sa femme me l’avait dit… Pourtant, cela s’imposait avec une médiocre insistance. Bien plus, je savais que c’était là la dernière hypothèse à reconnaître : je me serais accusé moi-même, désormais. — N’avais-je pas un instant partagé cette « folie » ?

Et puis, cent mètres plus loin, — comme un sentier fonçait sur ma gauche, dans le noir d’une saulaie, tout changea. Des notions sèches et impératives surgissaient, et des formules me venaient aux lèvres : « Construction du monde extérieur… La perception extérieure est une hallucination vraie… » Je sentis, à l’allure professorale de ces réminiscences, combien l’esprit