Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/160

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

346 MERCVRE DE FRANCE— i6-xi-jgo8 trée de la vision du cortège nocturne à travers les rochers abrupts. Outre la cruauté d’ en imposer la charge à des épaules, il y eût eu évidemment quelque imprudence à risquer sur les praticables un Siegfried de ce poids. Tout cela bien probablement ne contribua pas peu au sentiment de déception que j ’avoue avoir emporté d’ une représentation tant atten­ due. Mais n ’y aurait-il pas des raisons plus profondes ? Le Crépus­ cule, hélas ! nous arrive trop tard au théâtre pour que nous l’y puis­ sions accueillir avec cette fièvre des enthousiasmes néophytes pro­ pices à l’aveugle illusion. Aux temps héroïques du wagnérisme, nous aurions accepté bien pis que ce qu’ on nous octroie et sans y prendre garde. M. Van Dyck eût pu impunément ceindre i m. 75 de tour de taille pour suspendre à son flanc Nothung et articuler sans pitié le petit nègre de la traduction Ernst. Aujourd’hui, notre regard est plus lucide, parce que notre cœur est plus froid. Et nous discernons mainte excuse en faveur de notre Opéra. La scènerie qu’exige ici le poème est d’ un réalisme parfois puéril et souvent irréalisable. Si on peut exhiber des chevaux sur les planches, rarement animal s ’y avéra plus encombrant que Graae et plus nuisible à l ’éventuelle g ra ­ vité des situations. L e plongeon de Brunnhilde en selle dans le brasier et de Hagen dans le Rhin demeurent impraticables avec quelque vraisemblance et, d ’un bout à l’autre de la tétralogie, W agner use et abuse de trucs de machinerie dont on peut dire tout autant. Mais nous apercevons aussi que tout ce bric à brac d’a c ­ cessoires n’ est guère plus oiseux que son prétexte. Il est remarquable que ce soit dans des livrets selon la formule que W ag n er ait modelé ses plus humaines créatures, et que, dès COr du Rhin, où il naît, et depuis, le « drame wagnérien » dévoie de plus en plus à l’abstrac­ tion alambiquée du verbe, se peuple d’entités peu ou prou mystico- métaphysiques. Même ainsi panachée d ’hum anité occasionnelle, cette multi-théogonie de l ’Anneau est trop loin de notre âme pour nous toucher durablement et ne pas apparaître,à notre sensibilité ressaisie, aussi fastidieuse bientôt que la m ythologie de l ’Opéra des x v n e et xvm e siècles français. Entre Olympiens et Sous-Olympiens, voire eddiques, les conflits d ’influence ou de sentiment ont toujours quelque chose de plus curieusement décoratif qu ’émouvant pour les simples mortels que nous sommes, et l’adaptation w agnérienne, en truffant de philosophie la légende, l’a contaminée par surcroît de morale et de dialectique. L a radieuse figure du « jeune Siegfrieg » exceptée, avec peut-être le couple épisodique Siegm und et Sieglinde, lespersonnages de la tétralogie ne sont pas moins que ceux d’Hugo en baudruche gonflée de pathos. Ils ne vivent pas : ils symbolisent et déclament. Ils s’agiten t enfin dans une action composite, diffuse ju s ­ qu ’à l ’incohérence grâce à l ’arbitraire adjonction de ce symbolisme