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Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/18

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MERCVRE DE FRANCE — 16-XI-1908

de déplacer les perspectives : première raison qui fait que pour moi seul peut-être une Transmutation des valeurs a été possible.

2.

Sans compter que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d’un décadent. J’en ai fait la preuve, entre autres, en choisissant toujours, instinctivement, le remède approprié au mauvais état de masanté ; alors que le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j’ai été bien portant ; dans le détail, en tant que cas spécial, j’ai été décadent. L’énergie que j’ai eue de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions habituelles de la vie, la contrainte que j’ai exercée sur moi-même en ne me laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela démontre que je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m’était alors nécessaire. Je me suis pris moi-même en traitement, je me suis guéri moi-même. La condition pour réussir une telle cure — tout physiologiste en conviendra — c’est que l’on est bien portant au fond. Un être d’un type nettement morbide ne peut pas guérir et encore moins se guérir lui-même. Pourl’être bienportant la maladie peut au contraire faire office de stimulant énergique qui met en jeu et surexcite son instinct vital. C’est, en effet, sous cet aspect que m’apparaît maintenant cette longue période de maladie que j’ai traversée : j’ai en quelque sorte à nouveau découvert la vie, y compris moi-même ; j’ai goûté de toutes les bonnes choses et même des petites choses, comme d’autres pourraient difficilement en goûter. De telle sorte que, de ma volonté d’être en bonne santé, de ma volonté de vivre, j’ai fait ma philosophie… Car, qu’on y fasse bien attention, les années où ma vitalité descendit à son minimum ont été celles où je cessai d’être pessimiste. L’instinct de conservation m’a interdit de pratiquer une philosophie de la pauvreté et du découragement… Or, à quoi reconnaît-on en somme la bonne conformation ? Un homme bien conformé est un objet qui plaît à nos sens ; il est fait d’un bois à la fois dur, tendre et parfumé. Il ne trouve du goût qu’à ce qui lui fait du bien. Son plaisir, sa joie cessent dès lors qu’il dépasse la mesure de ce qui lui convient. Il devine les remèdes contre ce qui lui est préjudiciable ; il fait tourner à son avantage les mauvais hasards ; ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort. De tout