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ECCE HOMO

ce qu’il voit et entend, de tout ce qui lui arrive, il sait tirer une somme conforme à sa nature : il est lui-même un principe de sélection ; il laisse passer bien des choses sans les retenir. Il se plaît toujours dans sa propre société, quoi qu’il puisse fréquenter, des livres, des hommes ou des paysages : il honore en choisissant, en acceptant, en faisant confiance. Il réagit lentement à toutes les excitations, avec cette lenteur qu’il tient, par discipline, d’une longue circonspection et d’une fierté voulue. Il examine la séduction qui s’approche, il se garde bien d’aller à sarencontre. Il ne croit ni à la « mauvaise chance », ni à la « faute » : il sait en finir avec lui-même, avec les autres, il sait oublier. Il est assez fort pour que tout tourne, nécessairement, à son avantage.

Eh bien ! je suis le contraire d’un décadent, car c’est moi que je viens de décrire ainsi.

3.

Cette double série d’expériences, cet accès facile qui m’ouvre des mondes séparés en apparence, se répète dans ma nature, à tous les points de vue. Je suis mon propre sosie ; je possède la « seconde » vue aussi bien que la première ; peut-être bien que je possède aussi la troisième... Mes origines déjà m’autorisent à jeter un regard au delà de toutes les perspectives purement locales, purement nationales ; il ne m’en coûte point d’être un « bon Européen ». D’autre part, je suis peut-être plus Allemand que ne peuvent l’être les Allemands d’aujourd’hui, les Allemands qui ne sont que des Allemands de l’empire, moiqui suis le dernier Allemand antipolitique.

Cependant mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Je tiens d’eux beaucoup d’instinct de race, qui sait ? peut-être même le liberum veto. Quand je songe combien de fois il m’est arrivé, en voyage, de me voir adresser la parole en polonais même par des Polonais ; quand je songe combien rarement j’ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. Ma mère cependant, Franscisca Œhler, a certainement quelque chose de très allemand, de même ma grand’mère du côté paternel, Erdmuthe Krause. Cette dernière vécut durant toute sa jeunesse au milieu de l’excellent Weimar d’autrefois, non sans être en relations avec le cercle de Gœthe. Son frère, le profes-