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MERCVRE DE FRANCE — 16-XI-1908

de la bonne volonté qui n’a pas exercé dans ma vie de petits ravages. Mon expérience m’autorise à me méfier, d’une façon générale, de tout ce que l’on appelle les instincts « désintéressés », de cet « amour du prochain » toujours prêt à secourir et à donner des conseils. Cet amour m’apparaît comme une faiblesse, comme un cas particulier de l’incapacité de réagir contre des impulsions. La pitié n’est une vertu que chez les décadents. Je reproche aux miséricordieux de manquer facilement de pudeur, de respect, de délicatesse, de ne pas savoir garder les distances. La compassion prend en un clin d’œil l’odeur de la populace et ressemble à s’y méprendre aux mauvaises manières. Des mains apitoyées peuvent avoir une action destructive sur les grandes destinées, elles s’attaquent à une solitude blessée, au privilège que donne une lourde faute. Surmonter la pitié c’est pour moi une vertu noble. J’ai décrit, sous le titre de la Tentation de Zarathoustra, le cas où un grand cri de détresse vient aux oreilles de Zarathoustra, où la compassion l’assaille comme un dernier péché pour le rendre infidèle à lui-même. C’est là qu’il faut demeurer maître, c’est là qu’il faut conserver la hauteur de sa tâche, pure de l’approche de toutes les impulsions, beaucoup plus basses et à courte vue, qui agissent dans ce que l’on appelle les actions désintéressées. Ceci est la preuve, peut-être la dernière preuve, que doit faire Zarathoustra — la véritable démonstration de sa force...

5.

Il y a encore un autre domaine où je ne suis que l’égal de mon père, en quelque sorte son prolongement après une mort trop précoce. Comme tous ceux qui n’ont jamais vécu parmi leurs pareils et chez qui l’idée de « représailles » est aussi inconnue que celle de « droits égaux », je m’interdis, dans les cas où l’on m’a causé un tort léger ou même un grand préjudice, toute mesure de sûreté ou de protection et, comme de juste, aussi toute défense, toute « justification » . Ma réplique consiste à faire suivre aussi vite que possible la sottise par une malice. De la sorte on parvient peut-être à se rattraper. Pour m’exprimer en image, je jette un pot de confitures pour me débarrasser de l’aigreur.

Avec moi il n’y a rien à « arranger ». Je prends ma revanche,