Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
209
ECCE HOMO

on peut en être certain. Je trouve toujours, tôt ou tard, une occasion pour exprimer ma reconnaissance à un « malfaiteur » (au besoin pour son méfait) ou pour lui demander quelque chose, ce qui, dans certains cas, oblige plus que de donner... Il me paraît aussi que les paroles les plus impertinentes, la lettre la plus insolente, ont quelque chose de plus poli, de plus honnête que le silence. Ceux qui se taisent manquent presque toujours de subtilité et de politesse du cœur. Le silence est une objection ; avaler son dépit, c’est une preuve de mauvais caractère — cela gâte l’estomac. Tous ceux qui se taisent sont des dyspepsiques.

On le voit, je ne voudrais pas que l’on estime trop bas l’impertinence ; elle est de beaucoup la forme la plus humaine de la contradiction et, au milieu de l’excès de faiblesse moderne, une de nos premières vertus. Elle peut même être un véritable bonheur quand on est assez riche pour cela. Un dieu qui viendrait sur la terre ne devrait pas faire autre chose que des injustices. Prendre sur soi non pas la punition, mais la faute, c’est cela qui serait véritablement divin.


6.

L’absence de ressentiment, la clarté sur la nature du ressentiment — qui sait si, en fin de compte, je ne les dois pas aussi à ma longue maladie ! Le problème n’est pas précisément simple : il faut en avoir fait l’expérience en partant de la force et en partant de la faiblesse. Si l’on peut faire valoir quelque chose contre l’état de faiblesse, contre l’état de maladie, c’est que le véritable instinct de guérison s’affaiblit, et chez l’homme cet instinct est un instinct de défense. On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s’approchent indiscrètement de trop près ; tous les événements laissent des traces ; le souvenir est une plaie purulente. Être malade, c’est véritablement une forme du ressentiment. Contre tout cela le malade ne possède qu’un seul grand remède, je l’appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve la campagne trop rude, et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien prendre, renoncer à absorber n’importe quoi, — ne plus réagir d’aucune façon... La raison profonde de ce fatalisme, qui n’est pas toujours le courage de la mort, mais bien plus