Aller au contenu

Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
MERCVRE DE FRANCE — 16-XI-1908

souvent la conservation de la vie, dans les circonstances qui mettent le plus la vie en danger, c’est l’abaissement des fonctions vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté d’hibernation. Avancez de quelques pas dans cette logique et vous aurez le fakir qui dort pendant des semaines dans un tombeau.

Parce que l’on s’userait trop vite si l’on réagissait, on ne réagit plus du tout. C’est la logique qui l’exige. Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. Il en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. Le profond physiologiste qu’était Bouddha l’a compris. Sa « religion », qu’il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme, subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l’âme du ressentiment, c’est le premier pas vers la guérison. « Ce n’est pas par l’inimitié que l’inimitié finit, c’est par l’amitié que l’inimitié finit », — cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha. Ce n’est pas la morale qui parle ainsi, mais l’hygiène.

Le ressentiment né de la faiblesse n’est nuisible qu’aux êtres faibles. Dans les cas où l’on se trouve en présence d’une nature abondante, c’est un sentiment superflu, un sentiment dont il faut se rendre maître pour démontrer sa force. Celui qui connaît le sérieux qu’a mis ma philosophie à entreprendre la lutte contre les sentiments de vengeance et de rancune, poursuivant ce sentiment jusque dans la doctrine du « libre arbitre », — la lutte contre le christianisme n’en est qu’un cas particulier, — celui-là comprendra pourquoi je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle, la sûreté de mon instinct dans la pratique. Dans mes moments de décadence je me suis gardé de ces sentiments, parce que je les considérais comme nuisibles ; dès que chez moi la vie redevenait assez abondante et assez fière, je