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ECCE HOMO

des Croates, des Italiens, des Hollandais — ou encore des juifs ; dans d’autres cas des Allemands de la forte race, de celle qui est aujourd’hui éteinte, des Allemands comme Henri Schütz, Bach et Hændel. Moi-même je me sens encore assez Polonais pour faire bon marché du reste de la musique devant Chopin. Pour trois raisons, j’excepte le Siegfried-Idyll de Wagner, peut-être encore certaines choses de Liszt, qui sur passe tous les musiciens par les accents nobles de son orchestration et, en fin de compte, tout ce qui est né de l’autre côté des Alpes. De ce côté-ci… Je ne saurais me passer de Rossini et moins encore de mon midi dans la musique, la musique de mon maître vénitien Pietro Gasti. Et, lorsque je dis de l’autre côté des Alpes, je dis en somme seulement Venise. Lorsque je cherche un autre mot, pour exprimer le terme « musique », je ne trouve toujours que le mot Venise. Je ne sais pas faire de différence entre les larmes et la musique : je connais le bon heur de ne pas pouvoir imaginer autrement le midi qu’avec un frisson de terreur.

Accoudé au pont,
j’étais debout dans la nuit brune.
De loin un chant venaitjusquà moi :
des gouttes d’or ruisselaient
sur la face tremblante de l’eau.
Des gondoles, des lumières, de la musique
Tout cela voguait vers le crépuscule

Mon âme, l’accord d’une harpe,
se chantait à elle-même,
invisiblement touchée
un chant de gondolier,
tremblante d’une béatitude diaprée.
Quelqu’un l’écoute-t-il ?[1].

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Dans tout cela — dans le choix de la nourriture, du lieu et du climat, dans le choix des divertissements — l’instinct de

  1. Nietzsche se mit à chanter ces vers étranges sur lesquels il avait composé une mélodie plus étrange encore, sous le tunnel du Saint-Gothard, lorsque, dans les premiers jours de janvier 1889, déjà en proie à la folie, il fut conduit de Turin à Bâle. — H.A.