Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/92

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commerçant doit avoir sa spécialité. Si chacun se mêle de tout, il ne fait rien de bon…

Entre les fillettes, Mme Fridaine se trouvait heureuse. Elle ne s’usait guère à son doux métier. Elle fut une jolie vieille alerte et souriante avec un bonnet de velours sur des cheveux d’argent. Son grand âge lui avait donné de l’expérience. Elle jaugeait le client d’un coup d’œil net, décisif et ne remuait pas plus de boîtes qu’il ne le fallait pour le décider. Elle eût voulu façonner les enfants à sa propre image, mais des deux il n’y avait guère que Marguerite qui montrât pour la mercerie des dispositions. Celle-ci connaissait à fond le répertoire en usage auprès des clientes. Elle disait gentiment : « Et avec cela, Madame ? » ou bien : « Nous avons une occasion », et les dames lui achetaient, en effet, contentes, amusées, rien que pour voir l’arc de son sourire ou le frétillement heureux de son catogan. Annette, la seconde, était une écolière aux yeux vifs dont le sarrau de lustrine était barré d’une écharpe bleue. Les voisines affirmaient qu’elle avait l’esprit porté vers la science et qu’il faudrait en faire plus tard une institutrice. Pour l’instant, d’ailleurs, elle se distinguait surtout par son amour des friandises. Elle attendait impatiemment à chaque fin de mois la tournée de M. Cheval, voyageur de commerce et représentant de la maison des Deux Abeilles, qui fournissait le Bélier d’Or et apportait dans les poches de son pardessus des bonbons de chocolat mêlés aux échantillons.

Bien qu’elle connût toute la ville, Mme Fridaine avait peu d’amis. Elle voyait trop de visages pour les aimer tous. Pourtant, de temps à autre, elle recevait la visite du père Lecocq ou de Mme Sableux. Le père Lecocq avait voyagé dans les trains-postes. Il fut de ceux qui font le tri, sous une lampe avare, au rythme énervant des express. Une amitié de jeunesse le liait au grand-père Fridaine. Il continua de fréquenter sa veuve. C’était un beau vieillard haut monté sur de maigres jambes. Par taquinerie plutôt que par conviction, il vantait le progrès moderne. Mme Sableux lui tenait tête avec une voix têtue et enrouée. Mme Fridaine venait au secours de sa vieille amie. Parfois, les esprits s’échauffaient, la discussion se faisait plus vive. Mais un client apparaissait-il, aussitôt ces petites gens redevenaient calmes. M. Lecocq se tenait debout par déférence, car il ne voulait pas faire tort à Mme Fridaine.