Page:Mercure de France, t. 76, n° 276, 16 décembre 1908.djvu/31

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JULIEN TANGUY

Ro !

Julien Tanguy entra-t-il de suite, en vue d’augmenter le bien-être de la maison, à la Compagnie de l’Ouest ? Sur cette période de leur vie nul document n’est entre mes mains et personne n’a pu me renseigner. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils vinrent à Paris en 1860, et qu’il était à ce moment employé des lignes de Bretagne mais soit par dégoût, soit qu’il fût déjà guidé par le sort vers son invincible destin, il quitta bientôt ce poste pour entrer comme broyeur à la maison Edouard. Cette maison fournissait des couleurs aux principaux artistes de ce temps ; elle était réputée une des meilleures de Paris et se situait rue Clauzel. Ce fut pour cette raison que Julien Tanguy se fixa aussi dans cette rue. Pour ceux qui venaient d’une grande ville tranquille et aérée, Paris, et en particulier cette voie étroite et triste où vivent dans de noires boutiques de misérables débitants et dans des garnis des courtisanes fanées, fut comme un deuil. En outre, les journées du broyeur étaient maigres, et sans doute un enfant était déjà sur le point de naître. La nécessité et la monotonie d’une existence mesquine ne furent donc pas sans leur souffler à l’oreille la tentation de chercher un coin meilleur. Une place de concierge leur fut offerte ; ils l’acceptèrent. C’était sur la Butte Montmartre, chez des particuliers, au 10 de la rue Cortot. Du même coup ils retrouvaient l’air, l’immensité, le feuillage, car cette rue est pleine de jardins. Ils allaient revoir le soleil, sentir le vent et pouvoir se promener sans contrainte, comme dans leur village natal ou dans les faubourgs de Saint-Brieuc.

Ce fut véritablement de cet instant que data leur vie réelle, celle qui devait produire son fruit.

On s’installa, et tout de suite on se trouva fort bien ; il fut convenu que la mère garderait la maison et que le père ferait sa couleur à son propre compte, pour la vendre aux alentours de Paris.

Le nomade que reste tout Breton ne pouvait trouver qu’un soulagement là où la plupart des hommes eussent vu une corvée promener ainsi sa marchandise, c’était l’indépendance, c’était la liberté. Il partait de bonne heure, traversant les rues tièdes d’aurore, son baluchon à son côté, joyeux comme l’oiseau qui sort du nid, sifflant son petit air de tête. Il lui semblait commencer le grand trimard, cette tournée de France