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178MERCVRE DE FRANCE—1-1-1909tjpossible des pauvres gens qu’il a placés là. Et s’il se décide un jour
à les informer de l’avertissement qu’il a reçu, c’est dans l’espoir
qu’ils voudront rester, et qu’il n’aura plus une si lourde responsa¬
bilité. Il restent, en effet, jusqu’au jour où ils sont engloutis..Cette catastrophe grandiose, par laquelle cinq familles périssent
victimes des caprices de conscieuce d’un croyant qui cherche à rattra¬
per au péril d’autrui sa foi perdue, est en rapport avec la grandeur
du sujet, car il s'agit bien ici de la croyance en général, ramenée
au besoin qu'ont certains hommes de se donner un idéal. Il semble
même, et ce serait le défaut que l’on pourrait reprocher à ce roman,
que M. Johan Bojer a glissé d’un sujet à un autre, en l’écrivant.
Voulant parler de a notre empire », c’est-à-dire de ce domaine
intime auquel chacun rattache ses pensées et ses sentiments essen¬
tiels, il a bien caractérisé chacun de ses personnages par la nature
de son « empire » particulier — l'amour de la propriété familiale
chez la mère d’Erik d’Evje, le souvenir de ses succès de jeune fille
chez sa femme, etc.,— mais il a été natui'ellemeat entraîné à étudier
principalement le domaine particulier de son héros, c’est-à-dire ce
besoin de se donner un idéal, d’en faire une croyance, et de la pro¬
pager ou de la mettre en action. L’unité du sujet est certaine, en ce
que ce besoin d’idéal provient chez Erik Evje de la même disposition
naturelle que le respect presquereligieux de sa mère pour le domaine
de famille. Seulement la croyance à un idéal, et l’égoïsme tyranni¬
que avec lequel le croyant peut vouloir l’imposer ou le réaliser, a
conduit l’auteur à des considérations qui dépassent singulièrement
l’étude de psychologie très générale où il semblait tout d’abord, d’a¬
près son titre, vouloir se limiter.On voit qu’il se montre, à l’égard de la croyance en général, très
sceptique. Elle est simplement une disposition naturelle à certains
hommes, une forme, particulière à ceux-là, d’une disposition uni¬
verselle à se créer un « empire », un domaine personnel. Et ces
hommes agiront conformément à cette disposition, même si leurs
actes, en fait, doivent arriver à contredire la doctrine même dont ils
se réclament. Les croyants sont tyranniques, car ils veulent agir sur
autrui. M. Johan Bojer ne les blâme pas, car il se soucie peu de dis¬
tribuer l’éloge ou le blâme : il les trouve dangereux.« Peux-tu me donner un idéal ou deux ? j> demande Ulrik Bren-
del à Rosmer, dans le.Rosmersholm d’Ibsen,et l’on sent de l’amer¬
tume dans son ironie. Chez M. Johan Bojer, il n’y a pas d’amertume
ni d’ironie.Plusieurs critiques étrangers ont cru voir, dans la pensée de
M. Johan Bojer une sorte de réplique à celle d’Ibsen. Cela vient
sans doute de ce que les critiques étrangers sont trop portés, en face
d’un écrivain norvégien, à évoquer leurs souvenirs du grand drama-