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Page:Mercure de France - 1891 - Tome 2.djvu/19

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MERCVRE DE FRANCE

LA CHANSON DES SOUVENIRS

Mangeons des souvenirs dans la coupe d’agate, Mangeons les grappes d’or des souvenirs épars ! Regarde frissonner notre vieille frégate Appareillant déjà pour de nouveaux départs

Nos deux cœurs sont trop vieux pour quitter les rivages Où nous n’avons trouvé que des fleuves amers Nous ne referons plus les longs et beaux voyages, Nos cœurs bercé par la chanson calme des mers

Rappelle-toi le temps de nos aveux tremblants Hélas, maintenant, vois, nos deux cœurs ont des rides, Nos cœurs sont des vieillards graves, à cheveux blancs, Qui ne quitteront plus ces littoraux arides !

Dis-moi, ah ! dis pour consteller ces soirs farouches Dis-moi tes souvenirs des choses de jadis, Dis-moi les clairs baisers qui fleurissaient nos bouches, Les rouges voluptés de nos vieux paradis !

Ces recliques, dis-les, chère langue perverse, Evoque les parfums des roses qui m’ont plu Toi, mon printemps fané, que ta lèvre me verse Un peu du jeune avril qu’elle ne connaît plus !

Ne te souvidnt-il point des rires de ces faunes Qui faisaient s’envoler nymphes et papillons ? La tempête, aujourd’hui, tord nos crinières jaunes Et mord ta peau, partons les trous de tes haillons !

Maudis-tu donc encor la pâle châtelaine Pour qui ma pauvre vielle a bien longtemps chanté, Qui daigna m'écouter pleurer ma cantilèné, Assise au balcon d'or du manoir enchanté ?