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Page:Mercure de France - 1891 - Tome 2.djvu/38

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JANVIER 1893

instant ses yeux de violette, d’un éclat humide, tout mon être pantelait sous le poids d’un ineffable bonheur, et mes moelles tressaillaient d’une obscure, vibrante et indéfinissable volupté. Elle avait fait de ma vie la sienne ; et j’ai cru, insensé, que cette félicité pouvait ne pas finir ! J’ai cru cela alors, les églantiers rosissaient, les bois se drapaient d’émeraude, nous allions tous deux sous le soleil chaud. Maintenant, les buissons sont défleuris, les branches pleurent leurs feuilles ; il fait froid, et je suis là, sans elle, Hélène ! Hélène !

Oh, l'inoubliable, l’horrible sensation ! je ne rêve pas mes mains sont mouillées d’une tiède rosée comme en cette nuit affreuse. Non, ce sont des larmes !

Pourquoi, pourquoi ce souvenir toujours revient-il m’angoisser, comme un terrible cauchemar ? C’est vrai, telles ne sont pas rouges, mes mains, mains de brute, mains qui l’ont tuée.

J’avais veillé ce soir-là. Penché sur ma table, travaillant, par la porte entrouverte me parvenait le bruit lythmé de sa respiration. Elle dormait.

Me suis-je assoupi ? Sans doute ; car, à un moment, reprenant possession de moi-même, comme au sortir d’un rêve ah ! il commençait, le rêve, rêve lugubre et trop réel j’entendis un bruit anormal dans la chambre. Est-ce à ce moment que j’eus l’atroce idée de me saisir d’une arme ? Et pourquoi ? Mais qui dira jamais les causes obscures, secrètes, confuses des obéissances irraisonnées, des aveugles, des complaisantes soumissions aux ordres de l’inconscient Brusquement j’entrai, et je vis un homme, un autre, couché là, près d’elle. Encore, à cette heure, la vision m’obsède, de sa précision troublante et funeste. Là, elle est là. C’est l’ombre fauve de ses cheveux qui lance ainsi des rayons d’or sur la liliale floraison des chairs nacrées, que teinte imperceptiblement d’azur le délicat réseau des veines, transparaissantes. Ce sont eux devant moi ce sont eux et ils rient, je crois. Ah !

Ai-je fouillé le lit de mon couteau ? Il ne me souvient plus. Je suis, il me semble, tombé sur un fauteuil, très las, hébété ; et tout était rouge, rouge, le lit, mes mains ! Et tandis que le corps chéri tiédissait à côté de moi, un sommeil noir m’envahit. Je dormis très bien, cette nuit-là.

Le lendemain, les yeux dessillés à peine, le cadavre de l’aimée m’apparut, seul ; et je compris que j’avais été la