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Page:Mercure de France - 1891 - Tome 2.djvu/43

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MERCVRE DE FRANCE

le rôle de l’homme et domestiquer bellement les piètres individus assez dénués d’orgueil et de ressources pouf se laisser corrompre par une dot. Mais le principe n’est pas atteint pour cela Qu’est-ce qui crée la femme riche? Est-ce le travail de la femme ? Non, c’est le travail de l’homme. Si ce n’est toi, héritière, qui t’es vendue, c’est ta mère : c’est la-vénalité de ta mère qui te fait aujourd’hui superbe. Remonte à l’origine de ta fortune, tu trouveras l’homme : et tu es ainsi vénale comme les autres, tu détiens ce qui n’appartient pas à ton sexe, et certaines législations l’ont compris en te déclarant impropre à hériter.

Et sur le million de femmes qui échauffe Paris, à côté de ses deux cent mille filles publiques, de ses trois cent mille femmes du peuple, de ses quatre cent mille petites et grosses bourgeoises, de ses cent mille dames du monde, toutes vénales de fait ou d’instinct, je vois à peine quelques milliers d’énergiques travailleuses, qui ne se marient que quand elles ont amassé leur dot, ou qui, pour rester indépendantes, tiennent à ne jamais faire tort d’un sou à ceux qui satisfont leurs sens, et, sans que cela soit pour elles de nécessité, ne demandent qu’à leur propre effort le pain dont elles ont besoin. Cette simple remarque, d’ailleurs, pour établir le niveau moral des femmes. De la plus humble des filles de cuisine à la plus altière des duchesses, y en a-t-il une qui ne considère les cadeaux de son amant comme dus, qui rougisse de les recevoir et, si quelque homme est assez osé pour user d’elle sans la payer, qui ne dise avec indignation : C’est un misérable ? Cette autre remarque. Il s’échange chaque nuit à Paris quelque deux cent mille baisers. Pour un quart, au moins, rhomme répugne à la femme ou lui est complètement indifférent : la femme s’est crûment vendue. Pour un second quart, l’homme procure un agrément à la femme : mais l’intérêt seul a guidé, le baiser ; la femme compte être rémunérée ; le jeu lui plaît, mais elle joue pour gagner. Pour la moitié, la femme aime l’homme : cependant, si grand que soit son amour, ce baiser, dont elle jouit, elle en profite en même temps ; si même elle n’y mêle aucune pensée de lucre, ce baiser, elle le sait, lui vaut la délivrance du souci matériel de l’existence, lui crée le loisir du lendemain, lui procure l’aisance, lui donne peut être la richesse ; ce baiser entraîné après lui l’obligation pour l’homme de couper sa bourse en deux moitiés et d’en jeter la plus grosse à ses pieds.