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Page:Mercure de France - 1891 - Tome 2.djvu/47

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MERCVRE DE FRANCE

PROSES DE DÉCOR

LA MER SPOLIATRICE (I)

Tel qu’un enchantement vague et bleu, de rêve, la nier étend à l’infini son immobilité de lac sous la blafarde lueur d’un insolite crépuscule. Au long des rivages, croules de vétusté, l’orle écumant du flot vient mourir ets’étale, tandis que des vols épars de blanches mouettes planent en des cris plaintifs, tournoient vers les récifs du large. Le ciel, sans un nuage, garde encore la flottante tendresse de teintes apalies de mauves et de lilas, qui se foncent aux violets du zénith. Mais là-bas, sur l’horizon, la gloire agonise du soleil, dont la sanglante rougeur tache les brumes envahissantes et va disparaître en ce soir définitif, de la terre condamnée/ L’énorme boulet achève son incendie séculaire ; déjà son ruissellement orgueilleux a péri sous les funèbres voiles montés de l’Océan. Et dans l’air chaud et lourd, où pèse l’angoisse d’une attente et la terreur de l’irrévocable, des sanglots se lèvent du rivage avec la brise odorante des collines de roses. La voix, la grande voix gémissante de la mer, s’est assoupie et berce le désespoir des hommes. Et voici que d’autres voix répondent, dominant la confuse mélopée du ressac et les clameurs de misère ; des voix de révolte, qui accusent et blasphèment.

CHŒUR DES POÈTES

Nous l’avons aimée, la mer ! nous l’avons aimée ! N’a-t-elle pas le charme étrange des divinités perdues ? n’est-elle pas incertaine et changeante comme la fiction de nos âmes ? Douce et calme, parfois, telle que la pure fiancée des songes, fantasque et câline et perverse comme une maîtresse, c’est elle, toujours, que nous acclamions, majestueuse comme une souveraine jusqu’en ses hurlements de folie, jusqu’en ses sursauts de rage, et poussant l’escalade de ses lames blêmes de colère contre les flancs des navires et le granit des môles.



(I) La musique, pour soutenir ces déclamations, et les chœurs, sont de M. Eugène Lacroix.