Page:Mercure de France - 1896 - tome 18.djvu/63

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aspirations. Voilà ce qu’ils appellent vivre ! Puissances du ciel, un pareil sort vaut-il la peine que l’on se remue tant ? Doubler des troupeaux d’enfants pour cela, les engraisser de droiture et de devoir, les abreuver de foi un court été, — pour s’en servir quand vient le temps des âmes mortes !

Svanhild

. — Falk, partons !

Falk

. — Partir ? Et où ? Le monde n’est-il pas partout

le même, et ne retrouve-t-on pas sur le mur de chacun le même mensonge, sous verre et encadré comme vérité dont on se pare ? Non, nous voulons rester, jouir du spectacle, de la tragi-comédie, cette merveille d’arlequin, — un peuple qui croit — ce que le peuple entier dit en mentant ; vois le prêtre et sa femme, Lind et Styver ? arrangés avec le masque de l’amour, le mensonge dans le cœur et la foi dans la bouche, — et avec tout cela gens respectables tout à fait ! Ils mentent pour eux-mêmes et pour les autres ; mais le contenu du mensonge, personne ne l’ose blâmer ; — chacun se compte, bien que navire en détresse sur sa quille, comme un Crésus du bonheur, bienheureux comme un dieu ; ils se sont sortis eux-mêmes du paradis, et pouf, jusqu’aux oreilles dans les marais de soufre ; mais aucun d’eux ne voit où il est, et chacun se croit chevalier du paradis, et chacun sourit sous les aïe et les ouf ; et si Belzébub vient avec des cris et des rires, avec ses cornes, son pied de bouc et quelque chose de pire, — on éveille son voisin d’un éclat de rire ; ôte ton chapeau ; vois, voilà notre Seigneur !

Svanhild

(après un instant de tranquillité songeuse).—

Comme merveilleusement une main charitable m’a montré le chemin vers notre rendez-vous printanier. Cette vie, que j’ai jouée en rêves dispersés, à partir de maintenant je l’appelle mon œuvre journalière. Ô bon Dieu ! Comme je tâtonnais à l’aveugle ; — tu as commandé à la lumière, — tu l’as fait me trouver ! (Elle regarde Falk avec une tranquille, amoureuse admiration.) Quelle force est donc en toi, arbre puissant, qui restes debout dans la forêt abattue par le vent, droit et luxuriant, qui te tiens seul, et as encore un abri pour moi — ?

Falk

. — La vérité de Dieu, Svanhild ; — elle rend

courageux.

Svanhild

(regarde du côté de la maison avec une expression

de honte). — Ils sont venus comme de mauvais tentateurs, les deux, chaque orateur pour sa moitié de famille. L’un demandait : où l’amour de